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Ma rencontre avec Camus

Dernière mise à jour : 6 nov. 2023

À l’âge où j’ai rencontré Albert Camus, la littérature était pour moi le théâtre des aventures que mon caractère casanier, ma nature aussi peu sportive que possible et un goût prononcé pour le confort m’empêchaient de vivre dans la réalité. J’étais de toute manière déjà fâché avec cette réalité et je n’étais pas encore amoureux de la langue et du style. Mon apprentissage était en cours, sans que je m’en rende compte, à travers la musique – la langue et le style ne sont rien d’autre que des mélodies alourdies par le sens.

Je lisais donc Blyton, les romans catholiques édifiants (Percy Winn, Tom Playfair, mais aussi la collection Safari Signes de Piste, avec entre autres les aventures du Prince Eric) dont m’échappaient encore l’insupportable endoctrinement à la religion de la souffrance et de la culpabilité, autant que l’insidieuse pédophilie et les remugles fascisants de certains d’entre eux. Je dévorais quand même l’excellente série des Rois Maudits, tout n’était pas perdu.

Bien sûr, je savais qu’il y avait « autre chose » en littérature. Ma mère lisait beaucoup, et de tout. Son grand-oncle, André Baillon, avait été un des écrivains belges majeurs de l’entre-deux-guerres et notre bibliothèque était pleine des classiques et des modernes. Mon père, lui, était l’adversaire déclaré des anecdotes et, pour cette raison, ne lisait que des essais – s’il ouvrait un roman, c’était pour en lire une ou deux pages sans lien entre elles, pour le seul plaisir du style, comme a contrario un mélomane d’un genre étrange jouerait une musique à l’envers pour ne surtout pas se laisser séduire par la mélodie.

Ces deux types de littérature, je n’y touchais pas et j’avais pour m’en défendre un argument fourni par ma mère : il y avait un âge pour chaque lecture. Précipiter les découvertes engendrait des rejets sans rédemption. L’avantage majeur de cet axiome était que l’âge adéquat dépendait du lecteur, pas du livre, et qu’il ne pouvait donc être déterminé par une instance extérieure. Je m’en suis toujours souvenu et je lui dois, bien qu’étudiant en fac de lettres modernes, de n’avoir découvert les romans de Victor Hugo qu’à 26 ans, ce qui m’offrit un des grands ravissements de ma vie.

Pour mes quatorze ans, mon beau-frère (jugeait-il qu’il était temps que je passe à autre chose de plus sérieux ? Avait-il eu une intuition confuse que l’heure était venue pour moi de rencontrer Camus ?) m’offrit la totalité des titres de Camus disponibles en Folio – à l’exception des essais. Nouvelles, fragments, romans et théâtre : jamais je n’avais reçu une telle pile de livres. Je l’avoue, j’ai d’abord été fasciné par cet ensemble blanc étincelant, cet embryon de collection homogène – de tous les types de collection, celui que je préfère. Et puis, ce nom : Camus, qui revenait parfois dans les conversations des adultes, un grand écrivain contemporain, quand il me semblait que le dernier compositeur illustre était mort au XIXe siècle.

Je pense avoir débuté par Noces ou L’Envers et l’endroit, sans autre raison, probablement, que la finesse du volume. J’étais tenté mais craintif ; je devinais qu’il n’y avait ici aucune aventure héroïque, rien de ce qui me ravissait dans les livres que je dévorais jusque-là. La surprise n’en fut que plus forte et le choc plus intense : il existait des aventures plus héroïques, qui opposaient des êtres frêles et passagers, des individus armés de leur seule conscience à un monde écrasant d’indifférence, d’éternité et de beauté. Des révoltés qui m’offraient les mots pour nommer et comprendre les colères qui couvaient en moi ; des conquérants qui montraient la voie d’un combat majeur, une lutte intérieure dont dépendait non pas le salut du monde ou le rachat d’âmes fourvoyées, mais la préservation d’un trésor infiniment plus précieux parce que tragiquement menacé : la dignité.

Bien sûr, je n’ai pas formulé ainsi mes premières impressions. Ce fut beaucoup plus diffus, voire organique, sensuel, instinctif. Peut-être ai-je vécu dans la lecture, sur le papier, ce que le jeune Camus avait vécu à Tipasa, au bord de la Méditerranée, sous le soleil sublime et accablant, moi qui vivais dans une de ces villes grises et froides que l’auteur de Noces détestait tellement.

Rapidement, un livre a émergé de cette collection blanche : L’Etranger. Bien sûr, le précédait sa renommée, cette traîtresse absolue qui pose entre le lecteur et le texte le masque d’une lecture faussée. Pour ma part, ce qui m’a séduit et convaincu, ce n’est certainement pas la soi-disant injustice bourgeoise qui aurait eu l’outrecuidance de condamner un pauvre innocent pour le seul motif qu’il ne jouait pas le jeu mensonger d’une société hypocrite – je cherche d’ailleurs toujours le roman éponyme qui aurait traité de ce sujet, car après avoir lu plus de quarante fois L’Etranger, j’ai l’impression, lorsque j’accole ce résumé au texte que je crois connaître, d’être face à une œuvre ironique d’Italo Calvino, où l’on aurait imprimé en quatrième de couverture la présentation d’un autre roman. C’est une phrase qui fait écho à un événement de ma vie contemporain de ma lecture, un écho en forme d’oracle sinistre : « Aujourd’hui, maman est morte. » Je savais déjà que la mort ne pouvait pas être heureuse, même si elle pouvait fasciner et attirer ; je découvrais qu’elle était un chat cruel qui s’amusait à faire souffrir les souris et les hommes. On venait de diagnostiquer à ma mère un cancer qui, pendant une dizaine d’années, ferait d’elle, pour moi, une morte imminente toujours ressuscitée pour vivre, chaque jour plus douloureusement, la douleur d’un double mal auquel elle ne pouvait échapper : celui de la maladie qui la rongeait petit à petit, cette forme abominable d’immortalité revendiquée par les atomes d’un univers que cette folie condamnait à la destruction ; celui d’une soumission de la malade à la volonté de son mari et de ses enfants, incapables de se résoudre à vivre sans elle et qui, par leur peur égoïste, ont prolongé et amplifié ses souffrances au-delà de ce qui était humainement tolérable. Sisyphe et Prométhée avaient été condamnés pour leur révolte par des dieux paternels, cruels et féroces, jaloux de leurs prérogatives ; ma mère était condamnée pour son amour absolu par des dieux terrifiés, des enfants impuissants qui ajoutaient à leur cruauté le mensonge de leur amour.

Je n’ai pas cessé, depuis, de relire L’Etranger. À mes étudiants inscrits au cours d’explication de texte et que la perspective de reprendre ce texte qu’ils croient connaître inquiète quelque peu, j’explique chaque fois : je remettrai ce roman au programme aussi longtemps que, donnant le cours, de nouveaux éléments m’apparaîtront. Cela donne deux mesures : celle de l’infinie richesse d’un roman foisonnant et celle de mon abyssale bêtise.

Je ne fais pas des phrases en disant que j’ai presque tout appris de Camus : écrire, penser, ressentir, réfléchir. Me révolter, m’engager. Être un homme enfin, sans espoir ni désespoir. Il ne me reste plus qu’une chose à apprendre : vivre.


(Cet article a été écrit pour – et publié sur – le site The Dissident)

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