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Quo Vadis, Franco?


De tous les textes que j’ai écrits pour toi, Franco, celui-ci est le seul qui s’écrit dans la tristesse. Les autres étaient guidés par des énergies positives, comme l’enthousiasme ou la joie. Ces énergies étaient les tiennes et celles que tu offrais en partage à quiconque, comme moi, t’approchait et travaillait avec toi. Certaines de ces énergies ont été nourries par la colère. La tienne, contre tout ce qui faisait barrage à la créativité, contre cette médiocrité quotidienne ; la mienne aussi, parfois, parce que tu n’étais pas parfait et que nombre de tes élans incessants, ne pouvant tous aboutir, retombaient en déception.


C’est à cause d’une de ces colères qu’en 2019, j’ai voulu mettre un terme à notre relation que je pensais pourtant privilégiée – comme le pensaient sans doute toutes celles et tous ceux que tu as approchés ; pareil à ces monarques anciens, à ces patriarches de famille italienne, tu attirais amis et courtisans, fidèles et profiteurs, féaux et fielleux. Tu préférais être déçu ou trompé plutôt que de fermer ta porte et refuser ton amitié. Mais c’est aussi que tu étais boulimique, boulimique universel ; d’amitiés, de vins, de plats, de pays, de succès, d’œuvres, de rencontres, de découvertes, de surprises, de projets. Jusqu’à la dernière minute, je crois que tu as été un gosse terrifié à l’idée d’être abandonné, mais aussi un enfant émerveillé d’être autant entouré. Quand des stars ou des Grands de ce Monde t’appelaient, tu avais dix ans, debout devant l’arbre de Noël ; et quand, à Cairano, ton village natal, tu serrais la main et embrassais chaque villageois, tu étais le prince revenu incognito en ses terres.


Tu as aussi créé les plus beaux spectacles vivants du monde. Je sais, cela paraît excessif ; mais c’est ainsi. Ce n’est pas un hasard si Ô ou Mystère se jouent depuis plus de vingt ans à Las Vegas, si des millions de personnes sont venus voir tes spectacles et en sont ressortis les yeux brillants et le cœur tremblant. Rien n’est de trop quand le génie s’en mêle ; pas une note, pas une image. Pas un instant.

Travailler avec toi sur The House of Dancing Water à Macao a été une expérience fondatrice ; pour un écrivain, apprendre à raconter une histoire en n’utilisant aucun mot est une école impitoyable et magnifique. Je savais déjà que le travail le plus important de l’écriture consistait à élaguer, couper, tailler dans le vif, atteindre la moelle ; tu m’as offert une pratique qui a modifié à jamais ma manière d’écrire.

Nous avons aussi entretenu ensemble des illusions : celle que l’art contribuerait à l’avènement de la démocratie dans des pays aux régimes plus que discutables. C’était ancré, pour toi, dans ton passé de théâtre-action ; tu t’en étais écarté parce que, pour reprendre tes mots, il y avait là « beaucoup de théâtre et peu d’action ». On était toujours dans un entre-soi, entre « gens bien-pensants », des spectacles faussement populaires où des personnes comme tes parents n’allaient pas et n’iraient jamais. En t’éloignant de ce militantisme, tu n’as pas perdu cet engagement, et tu as sans aucun doute réussi à proposer au plus grand nombre des spectacles de qualité exceptionnelle ; mais je doute que cela ait pu contribuer à changer le visage politique de certains pays où tu les as mis en scène.

Cet argument – contribuer au changement par l’art – n’est-il pas devenu avec le temps un alibi ? Peut-être. Un alibi pour gagner de l’argent ? Peut-être aussi ; mais si l’enrichissement personnel avait été ta préoccupation, tu aurais mille fois mieux fait de te retirer dans un paradis fiscal, vivre des rentes des spectacles existants et de quelques projets triés sur le volet plutôt que de revenir t’installer à La Louvière. Cet argent a surtout servi à maintenir si longtemps, trop longtemps, ce projet entrepreneurial dans une Wallonie politiquement ingrate.

Je ne suis pas sûr que beaucoup de gens aient véritablement compris ce que tu voulais faire à travers ce choix apparemment absurde ; depuis quand notre pays était-il capable de soutenir vraiment une démarche liant l’art et l’économie, depuis quand encourageait-il et entretenait-il le succès ? La Belgique culturelle est un pays de grisailles ; on y aime les succès confidentiels et on y acclame les échecs retentissants, les escalades de dunes et les chutes abyssales. Tu t’en es vite rendu compte, mais tu n’as jamais voulu renoncer. Puis tu as été attaqué. Et il n’a plus été possible de dire cette vérité à laquelle tu aspirais tellement.


« Seule la volonté de suivre son chemin quoiqu'il arrive, peut faire barrage au doute, au renoncement, à la nostalgie du temps qui passe. À ces dix dernières années de vie, longues, suspendues, parfois offertes à la vindicte de l'opinion, j'ai opposé, toujours, la lucidité de ma condition d'homme et les ailes de mon ambition artistique ; nous extraire collectivement du dédale où nous errons sans cesse à la recherche de la lumière.

Demain, peut-être, mes proches, mes collaborateurs et moi verrons-nous le soleil se lever sur un jour neuf, sans que pèse sur nous la douleur d'une épuisante attente de vérité. Sinon, nous reprendrons la route et nous continuerons de bâtir. C'est cela que j'appelle vivre en honnête homme. »

C’est ce que tu as posté sur ta page Facebook l’avant-veille de ta mort. Tu attendais la décision de la Chambre du Conseil qui, à en croire ton avocate, devait mettre un terme définitif à une procédure reposant sur un dossier vide et construit exclusivement à charge. Cette décision avait été promise pour le 31 août, puis reportée au 14 septembre, puis reportée au 29 septembre. Dans l’attente du 14 septembre, tu m’avais écrit : « Jusqu’ici j’ai réussi à contrôler mes pulsations. Ce matin, je suis un peu vulnérable même si je me dis que si la justice est juste, je ne dois pas m’en faire. Mais c’est tellement aléatoire ! » Je te cite pour que l’on mesure combien l’aléatoire et la lourdeur de la justice ont pu peser sur ton cœur et précipiter ton départ.

Oui, je crois que si la Chambre avait fait son boulot, si elle avait rendu son arrêt le 31 août, tu serais encore là. Je fais un procès d’intention à ceux qui ont eu l’intention de te faire un procès sans élément probant, comme de sinistres amateurs auraient eu l’ambition de monter un spectacle sans moyen, sans acteur, sans éclairage et, surtout, sans la moindre imagination.


Tu vois, Franco, j’ai commencé cette lettre dans la tristesse et je risque de la conclure dans la colère.


Nous nous sommes revus il y a quelques mois. Trois ans de silence qui se sont évaporés lorsque nous nous sommes retrouvés autour d’un tagine. Tu voulais que nous nous lancions enfin dans ce projet longtemps caressé : ton livre. Tu étais passé à deux doigts de la mort, à cause d’une sale maladie ; le temps filait trop vite. Tu tenais à ce projet, rongé de l’intérieur par cette injustice dont tu te sentais victime. Tu ne voulais pas, je te cite encore, la laisser « enfermée dans [ta] seule mémoire. » Tu étais prêt à tout interroger, y compris les questions que tu avais évitées. Tu aurais voulu « regarder sous les tapis ».


Je ne sais pas ce qu’il adviendra de ta compagnie, si elle peut se maintenir sans toi. Tu as formé et réuni des talents remarquables ; on peut donc l’espérer. Peu importe, en fait ; l’art que tu as pratiqué est vivant et, pour cela, éphémère. Sa force réside dans les traces qu’il laisse dans la mémoire de celles et ceux qui en ont été spectateurs.

J’ai eu cette chance incroyable : te rencontrer, te côtoyer, t’accompagner. Je te promets une chose, Franco : je tenterai d’écrire ce livre avec ce que je sais, avec toutes les questions que je devine. Et pour mieux voir sous le tapis, je puiserai dans le souvenir de tes sourires la force de le charmer et le faire s’envoler.

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