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Tout autre chose, mais comment ?

Lorsqu’ils évoquent en public les mouvements citoyens comme le G1000 ou «  Tout Autre Chose / Hart Boven Hard », les responsables politiques s’efforcent de rester positifs et trouvent cela « très intéressant ». « Très intéressant », c’est ce que l’on dit lors d’un vernissage d’art résolument contemporain, lorsque l’on ne veut pas avoir l’air bête alors que l’on trouve ça nul.

« Très intéressant », mais…

Très vite, si on pousse l’interrogatoire un peu plus loin, surgissent les bémols : le risque de populisme, la difficulté de comprendre des dossiers tellement complexes, l’impératif de prendre en compte des interdépendances, la crainte de l’amateurisme… Et si vous avez la chance de poursuivre la conversation à l’abri des micros et des caméras, jailliront des critiques plus féroces, quoique toujours masquées par un sourire bienveillant, voire condescendant, d’où il ressort, en gros, que la politique est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux mains des citoyens, mais que si, par accident, ces derniers avaient une bonne idée, ils devaient la confier à leurs élus qui ne manqueraient pas de la mettre en pratique – ou de l’enterrer, si par malheur elle menaçait leurs prérogatives.

On le sent très nettement, ces initiatives citoyennes dérangent la classe politique, qui ne comprend pas pourquoi elles se multiplient et qui, surtout, y voit une menace, une remise en cause de son mode de fonctionnement – en quoi elle a tout à fait raison. Mais si ces initiatives se multiplient, c’est parce que la politique unanimement mise en œuvre, dans tous les pays européens, fait mal aux citoyens et à la citoyenneté.

L’austérité ne guérit rien

L’austérité imposée comme seul remède ne guérit rien et contribue à la disparition de la classe moyenne, laquelle est pourtant la garante de toute démocratie. Les petits arrangements des élites dirigeantes, leurs conflits d’intérêts dont les affaires récentes ont été une nouvelle illustration, ne sont plus tolérés par une population qui a l’impression de devoir supporter seule les conséquences d’une crise dont elle n’est pas responsable.

Et alors que les banques, hier en faillite et sauvées avec l’argent des contribuables, affichent de nouveau des résultats exceptionnels, alors que les bourses flambent derechef et génèrent des bénéfices impressionnants qui échapperont en très grande partie à l’impôt, on martèle que la seule solution est et demeure une austérité générale imposée au plus grand nombre.

La professionnalisation vs. l’amateurisme

Posez cette question à une femme ou un homme politique : « Que ferez-vous dans dix ans ? » Dans un bel élan unanime, ils vous répondront tous que, dans dix ans, ils auront quitté la politique pour retourner à la société civile – « la vie normale » – et que, jamais au grand jamais, ils ne considèrent normal de passer sa vie entière à exercer des mandats politiques. Mais, à de rares exceptions près, il est plus que probable que, dans dix ans, et quel que soit leur âge aujourd’hui, ils seront toujours des « politiques professionnels », soit élus à l’un ou l’autre mandat, soit placés par leur parti dans telle ou telle association ou administration.

Très vite, d’ailleurs, ils vous expliqueront à nouveau que les dossiers à traiter sont tellement complexes qu’il faut y consacrer des années pour les comprendre et les suivre. De « simples » citoyens n’ont pas le temps pour cela, ni les compétences. Ce n’est donc pas qu’ils veulent rester ; c’est qu’ils ne peuvent pas partir, tant ils sont indispensables. Dévouement encore plus méritoire qu’ils ne récoltent, vous diront-ils avec parfois un trémolo dans la voix, que de l’ingratitude et des sarcasmes – les plus honnêtes reconnaîtront néanmoins qu’ils touchent, pour fruit de ce travail et de cette ingratitude, des salaires tout à fait honorables, lesquels peuvent s’ajouter à d’autres revenus.

Mais il est exact que réside ici une des difficultés majeures rencontrées par les mouvements citoyens : le temps nécessaire à un investissement suffisant pour pouvoir exercer valablement cette responsabilité politique. Il ne faudrait pas que la « démocratie participative », comme on la désigne souvent, devienne une nouvelle forme de suffrage censitaire où ceux qui en ont les moyens pourraient libérer du temps pour « participer ». C’est un écueil qu’analysait très justement la revue Politique en mars 2013, en pointant les dérives possibles d’une telle démarche.

Ceux qui ont participé aux nombreuses et longues réunions qui marquent les démarrages de telles initiatives savent combien il est laborieux, et parfois désespérant, d’être pleinement démocratique et de rechercher à la fois un consensus et un modus operandi efficace ; c’est ce que stigmatise Michel Leis dans un article sur le blog de Paul Jorion où il explique pourquoi il a claqué la porte de « Tout autre chose ». Mais ces difficultés, bien réelles, ne doivent pas masquer les réussites et la progression, peut-être trop lente au goût de certains, d’une revendication réelle visant à de nouvelles pratiques démocratiques. Le G1000 est devenu un modèle qui s’exporte et dont le bilan est extrêmement positif.

Un tirage au sort

Il existe par ailleurs des mécanismes qui pourraient garantir que cette action politique citoyenne ne soit pas l’apanage des plus nantis. Ainsi, Benoît Derenne, directeur de la Fondation pour les Générations Futures, reprend une idée lancée par David Van Reybroeck et suggère de procéder par un tirage au sort de citoyens, comme pour les jurys d’assises, avec bien entendu une intervention pour indemniser le citoyen ou prendre en charge, si nécessaire, ses enfants et/ou ses activités régulières. Une première réalisation a ainsi été menée par la Fondation, qui a tiré au sort 25 citoyens belges, francophones et néerlandophones, lesquels ont réfléchi à la mise en place d’un modèle soutenable de solidarités intergénérationnelles à l’horizon de 2030, réflexion qui a débouché sur la publication d’une brochure documentée et particulièrement instructive et intéressante : « Moi Roland, 50 ans en 2030 ».

« Amateur » vient d’un verbe : « amare », lequel signifie « aimer ». Sans doute faut-il rendre à ce mot son sens passionnel – et passionnant. Cela suggère néanmoins un renversement des rapports entre le politique et la société ; il faut rappeler aux élus qu’ils sont mandatés, pour un temps, et que durant ce temps, ils sont payés pour être au service de ceux qui les ont élus. Pas pour se servir. Mais aussi que ces électeurs ne sont pas repartis dormir le temps de leur mandat ; ils restent vigilants, ils ont le droit de demander des comptes et d’intervenir dans les débats, de suggérer des idées, voire des propositions de loi. Non pas pour voir leurs idées récupérées, mais portées. À ce titre, il était d’ailleurs assez indécent de voir les partis politiques tenter de récupérer la Grande Parade du 29 mars, alors que certains d’entre eux, et le PS en tête, sont responsables de cette politique d’austérité qui est justement dénoncée par le mouvement.

Gérer la complexité : l’exemple des quotas laitiers

Reste que l’argument majeur des politiques pour minimiser la part à accorder aux citoyens dans la gestion de la « chose publique » reste la complexité des dossiers et la nécessité d’une professionnalisation. Et il est effectivement très ardu, pour ne pas dire impossible pour le « simple citoyen », de se faire une opinion complète et objective sur un seul dossier.

Cette semaine, par exemple, on a parlé de la fin des quotas laitiers ; en une journée, l’écoute des journaux parlés vous a fait passer de l’idée que cette décision allait provoquer une catastrophe auprès des producteurs pour, au fil des heures, vous amener à considérer que c’est peut-être une formidable aubaine pour ces mêmes producteurs (mais peut-être pas tout à fait les mêmes ?) et, en fin de journée (avec l’aspirine nécessaire pour atténuer le mal de tête), vous conduire à vous interroger : que faut-il croire ? Une recherche sur Internet ne vous aidera guère, sinon pour trouver des synthèses de quelques minutes, produites par des chaînes de télévision publiques ou privées.

Vous pouvez évidemment trouver (mais en anglais) un article sur le site de l’Union européenne ainsi qu’un aperçu précis de la Politique Agricole Commune, mais avec pour cette source un possible déficit d’objectivité, puisqu’elle est offerte par l’institution qui met en œuvre la politique agricole en question. Comme le chantait plus ou moins Gainsbourg, « l’info sur le lait ne se trouve pas sans délais… »

Et l’on ne parle ici que d’un « petit » dossier… La masse d’informations qui s’offre à nous peut être le pire ennemi de la démocratie, car elle ne permet pas de distinguer le vrai du faux, le futile de l’essentiel, l’urgent du long terme. Il n’existe aucun outil fiable permettant de trouver rapidement une synthèse objective et précise sur les principaux dossiers dont les citoyens devraient être en mesure de se saisir pour jouer leur rôle dans une démocratie commune et responsable.

Chercher et discriminer l’information prend des heures et nécessite une maîtrise des outils (le moins difficile étant l’outil informatique ; il faut encore disposer des moyens de discerner, d’analyser, de critiquer, de mettre en perspective, de recouper…) qui n’est pas à la portée de tout le monde, parce que l’enseignement n’offre pas cette formation pourtant indispensable (et c’est d’ailleurs très pertinemment qu’un des groupes de « Tout Autre Chose » avance d’ores et déjà des propositions concrètes pour une réforme de l’enseignement.

Voilà peut-être un grand chantier auquel les plateformes du G1000, de « Tout Autre Chose », et des associations comme la Fondation pour les Générations Futures devraient s’atteler en priorité : offrir ces dossiers synthétiques, à la fois rigoureux, complets et objectifs (ce qui veut dire présentant les avis opposés et ne répondant à aucune grille idéologique préexistante) à tous les citoyens, avec des pistes pour approfondir et pour proposer. Si notre société pense qu’à travers les jurys d’Assises, des citoyens sont suffisamment compétents pour décider du sort d’un individu, ne peut-on supposer qu’ils peuvent l’être pour contribuer à la mise en œuvre d’une société plus juste ? J’entends déjà qu’on me rétorque : justement, ne faudrait-il pas abolir les jurys populaires pour cause d’incompétence et d’indisponibilité ? Hé bien non, je ne le pense pas.

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