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Souvenirs de l’époque du Rideau de fer

Je reprends ici un article, publié en néerlandais sur le site de Pierre Therie, Anders Nieuws. Je suis rentré en contact suivi avec lui à la suite de la publication de ma chronique sur BHV dans De Standaard. Depuis, nous échangeons régulièrement… Je remercie Jean Monnoye pour la traduction de ce texte.

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, les médias sont pleins de souvenirs de ce tournant historique. La fin aussi de la Guerre Froide. Les journaux louent les politiciens qui avaient la parole à l’époque. Certains profitent de l’occasion pour témoigner leur sympathie envers le système communiste. Un ancien membre du parti de la DDR a même pu sur Canvas faire avec véhémence la leçon aux Allemands de l’Ouest qui (en effet, mais c’est compréhensible) avaient fait preuve de trop peu de respect lors de la réunification. Il est vrai que l’intervieweur, Geert Van Istendael, a concédé que la VRT avait sélectionné les témoignages les plus négatifs, donnant ainsi une image biaisée. Ils excellent dans le genre à la VRT. Mais il y n’y avait presque rien à lire sur les gens ordinaires ; le récit des problèmes réels. Ceux que nous rencontrons dans la vie.

OÙ LE SILENCE REGNE


La première fois que j’ai « visité » le rideau de fer, c’était en 1984, après ma mutation à la 14ème compagnie du génie qui était casernée à Arolsen ; la garnison la plus orientale à l’époque. Pour expliquer aux soldats les raisons de notre présence en Allemagne, une excursion était organisée avant chaque levée aux « postes d’observation » dans les environs de Duderstadt à la frontière entre l’Est et l’Ouest. Une telle visite ne manquait pas d’avoir de l’effet et remplaçait les leçons théoriques rébarbatives sur la mission de l’OTAN pour laquelle nous étions en Allemagne. Mais que m’est-il surtout resté de cette période ? Plus nous approchions de la frontière, et plus les Allemands de l’Ouest nous appréciaient et acceptaient les désagréments des exercices de manœuvres militaires. De nombreuses familles dans la région frontalière avaient des parents de l’autre côté, et cela faisait beaucoup. Ils savaient ce qui se passait là-bas. Et surtout ce qui ne se passait pas. Car s’il y avait une chose impressionnante au rideau de fer – une combinaison de fil barbelé, miradors, chiens et zone interdite minée – c’était le SILENCE assourdissant. Silence en raison de l’absence de bruit, mais aussi parce qu’il n’y avait aucun mouvement. Sur les terrains agricoles contigus au rideau, il y avait tout au plus quelques fermiers travaillant avec du matériel désuet toujours à portée de vue des gardes qui les tenaient à l’œil.

Celui qui visitait alors le bloc de l’Est parlait du mauvais « service ». Des pays où le client n’était pas le bienvenu, seulement une nécessité inévitable pour apporter quelques devises à l’état. Où les gens circulaient avec une figure renfrognée, déjà contents d’avoir un travail et un revenu. Cependant ils n’aimaient pas leur travail, parce que personne n’escomptaient qu’«on» en fasse « quelque chose ». Mieux faire que les autres était très vite étiqueté comme détérioration de l’outil. Celui qui n’était pas politiquement correct (ou considéré comme tel) n’avait plus de travail, parfois plus d’habitation. Cela nous commençons ici aussi à le connaître.CHAMBRES A LOUER

Oberammergau, période 1972-75. Un village de Bavière connu pour ses maisons typiques, garnies de fresques magnifiques, et également pour son Jeu de la Passion, tous les 10 ans. Mais aussi le village avec une école de l’OTAN. Où des cours étaient donnés sur « l’emploi et la protection contre les armes nucléaires et chimiques ». Des prévisions sur le nombre de « victimes » sur base de tableaux, formules mathématiques et prévisions atmosphériques.

Lors d’un de ces cours, nous logions dans une jolie « Zimmer Frei ». La tenancière aux formes arrondies était la gentillesse même et, avec sa sœur et sa mère, tout en buvant un verre dans le jardin, nous écoutions l’histoire de leur vie. Celle de tant de milliers d’Allemands de l’Est qui avaient acheté leur liberté pour passer de la DDR vers la République Fédérale. Oui, du trafic humain, mais pas exercé par de marchands d’hommes criminels ; par un état qui considéraient ses citoyens comme valeur marchande. Pour une dame âgée sans revenus, ils ne pouvaient pas exiger beaucoup, mais une jeune femme en bonne santé valait déjà plus. Qu’elle avait dû laisser derrière elle son fils, obligé de renoncer à ses études en raison du manque d’argent, lui faisait mal. Rien que d’y penser. Ceux qui ont écrit en bien sur ce régime, ces derniers temps, n’auraient-ils pas su cela ? Une mémoire sélective ?

Elles venaient donc de la DDR avec chacune une valise et 20 « mark de l’ouest » chez la fille qui habitait déjà à Oberammergau. Plus tard le reste de leurs affaires serait envoyé. En tout cas ce qui n’était ni trop volumineux, ni trop lourd. Le volume, je ne m’en souviens pas, mais on ne pouvait pas appeler cela un déménagement, tout au plus un bagage. Pourquoi la vieille dame voulait-elle quitter son village familier après autant d’années ? Son mari, qui avait une boulangerie, était décédé. D’ailleurs, n’allez pas vous imaginer trop de choses concernant cette boulangerie : c’était l’état (bon papa état) qui décidait combien de froment il recevrait pour cuire son pain. Son luxe venait d’un petit troc : en trichant un peu avec le poids, on pouvait échanger du pain contre des bas nylon, comme en Allemagne de l’Ouest juste après la guerre, mais 25 ans après.LIBERTE SANS FRONTIERES

Une anecdote qu’on n’oublie jamais. Lors d’un après-midi de congé, nous avons invité la dame âgée qui venait d’arriver, avec sa fille cadette, pour une excursion touristique. D’abord à l’abbaye d’Ettal; merveilleux.Ensuite à Garmisch-Partenkirchen, en passant en Autriche par la route nationale 23, Lermoos et ensuite Reutte, avant de rentrer en Allemagne pour encore visiter l’église de Wiess et le château de Linderhof. Nous avons beaucoup apprécié cette magnifique région et son patrimoine culturel. Qu’ont-elles apprécié le plus ? Qu’elles aient pu traverser deux fois, sans être contrôlées, la frontière d’un état. Elles ne l’avaient jamais fait durant toute leur vie. Même pour voyager en Russie, le passage de la frontière était une véritable épreuve. Cela dépassait toutes les belles choses qu’elles avaient vues. Elles avaient même été un peu effrayées de cette « aventure », ont-elles reconnu par après. Liberté sans frontières : nous ne savons même plus ce que signifie les frontières.TUANT POUR L’ESPRIT

Vienne, 1997-2002. Magnifique ville, à la frontière du bloc de l’Est. Où la plupart des artisans portent un nom tchèque, polonais, slovaque ou hongrois. Leur patrie n’était pas loin et était sur le point de devenir membre de l’Union Européenne. Le mur, tombé depuis longtemps, est toujours debout dans l’esprit des gens. Nous avons là fait la connaissance de diplômés de l’enseignement supérieur : des Russes, Ukrainiens, Roumains, Bulgares. Des collègues, ou peu s’en faut. Ensemble nous avons visité des institutions autrichiennes. Nous nous sommes assis à la même table et avons goûté la cuisine autrichienne. Mais se rendre visite les uns aux autres ? Un traffic à sens unique. Tout au plus une réception à l’ambassade, boissons à volonté et buffet avec spécialités nationales. Jamais sans la surveillance du bon papa état. Et cela, ils le savaient. Une initiative, pardon ? Des contacts sociaux, qu’est-ce qui se cache là derrière ? N’est-ce pas normal que, dans de telles circonstances, même les esprits les plus brillants et créatifs le fassent savoir et ne se soucient plus que de l’argent qu’il y a à gagner avec ce travail ? Pour eux, le plus terrible était le retour, le renoncement à cette liberté intellectuelle prudente et de courte durée en compagnie internationale ; impensable dans leur pays. C’est avec les larmes aux yeux qu’ils prenaient congé.

Que les officiers russes aussi préféraient la violence de Baranja en Croatie (1992- ) à un retour à la « bonne petite patrie », tous les officiers belges qui ont travaillé là avec eux le savent. Qu’ils ne se souciaient pas de la pacification, mais mettaient sur pied des petits commerces, qui sapaient la mission de paix et mettaient en danger d’autres troupes de la paix. Qui en parle encore ? Quand j’entends tous ces récits historiques sur la DDR et le Bloc de l’Est, je repense à ces gens ordinaires qui cachaient même à leur propre famille l’antenne TV au grenier. Quelqu’un pourrait-il calculer combien de créativité et de capacités intellectuelles ont été rabattues dans ce système « social » qui aussi en DDR surpassait tout ?

Ecrit par respect pour les gens opprimés de DDR et autres pays du Bloc de l’Est.

Pjotr

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