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Mourir, la belle affaire


Dans un récent essai, j’ai tâché de définir le plus précisément possible ce qu’il fallait entendre par « fiction »[1]. Tout part, selon moi, du rapport tout à fait particulier que les humains entretiennent avec le réel qui les entoure ; de toutes les créatures vivantes, jusqu’à preuve du contraire, elle est la seule à avoir conscience de naître, de vivre et de mourir, de passer dans un réel qui ignore ce qu’est le passage, que ce soit d’un point de vue temporel ou spatial.

Si l’on permet de résumer outrancièrement les conclusions auxquelles j’arrive dans ce travail, disons que je considère la fiction comme étant le récit construit par un individu pour transmettre à autrui une expérience que ce dernier n’a pas vécue. Expérience « réelle » ou imaginaire, cela importe peu : le réel est immédiat, c’est-à-dire qu’il n’existe que dans l’instant où il est vécu et qu’il n’est pas médiatisé. Dès que l’on parle du réel, on n’est plus dans le réel dont on parle. Et tout récit achevé peut devenir, pour celui qui l’entend, un événement dont il voudra peut-être, à son tour, faire mémoire en élaborant un nouveau récit…

De toutes les expériences qui s’offrent à nous, dans le cadre restreint de notre existence, la mort est sans doute la seule dont nous ne pourrons jamais témoigner. Notre mort, s’entend ; seule celle des autres s’offre à notre expérimentation, à notre observation plutôt. Mais de cette mort, nous ne connaissons encore que l’arrêt de la vie, plus ou moins violent, plus ou moins douloureux, et puis le deuil qui nous affecte. Rien de ce qui se passe, éventuellement, « après ». Mais l’ignorance n’a jamais empêché l’homme et la femme d’imaginer, de rêver ou de cauchemarder. Que du contraire, sans doute.

Sans être anthropologue, je suis convaincu que les premiers êtres humains étaient déjà friands d’histoires. De fiction. Comment puis-je avancer cette supposition ? Parce que, depuis l’aube de la conscience, l’humain n’a pas pu ne pas s’interroger sur la mort et ses conséquences pour le défunt : autre vie ou néant. Parce que ce que nous pouvons découvrir des sépultures les plus anciennes semble indiquer que, dès l’origine, nos ancêtres ont opté pour l’option « quelque chose », tellement plus réconfortante dans ce réel déjà tellement menaçant — on peut d’ailleurs que l’idée de néant post-mortem n’a pu voir le jour qu’à partir du moment où la maîtrise technique, scientifique et intellectuelle a permis à l’humain de rendre ce réel un peu moins effrayant. La sépulture est à la fois le premier indice de l’humanité – le respect de la dépouille, qu’il soit ou non inspiré par la crainte d’une vengeance – et le signe d’un récit sur la mort et ses mystères. À tel point qu’il ne paraît pas téméraire d’affirmer que la première histoire, le premier conte, la première fable est née non pas au-dessus d’un berceau, mais au bord d’une tombe.

Ne sachant rien de cet outre-tombe, il nous est loisible de tout imaginer. De ce point de vue, la mort est l’absolu de la fiction. Aucun récit, aucune mythologie ne sera jamais contestée par un témoin, par une démonstration scientifique. Et si survient le Jour dernier, où la mort et la vie disparaîtront sous la forme que nous leur connaissons, on peut supposer que la fiction sera emportée avec elles. Mais que ces fictions construisent un nouvel Eden ou d’infernaux supplices, ou encore le vide abyssal du néant, elles restent fondamentalement le témoignage de la vie et de la dignité humaines. Car la mort, in fine, n’est pas grand-chose, qui ne peut se passer de la vie. Laquelle, à en croire toutes ces peurs et toutes ces histoires, se passerait volontiers de la mort…

Le livre de Xavier De Schutter explore, de manière rigoureuse et passionnante, les différentes manières que l’homme a inventées, depuis l’aube de l’humanité, pour « faire avec » cet insupportable scandale.

 
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