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Mourir, la belle affaire ?


Brel chantait « Mourir, la belle affaire, mais vieillir, oh ! vieillir ! ». Des affaires aussi terribles que celle de Vincent Lambert ou aussi grotesques que le clonage de chiens en Corée nous amènent à considérer que Brel était peut-être trop optimiste…


Notre siècle est à la fois matérialiste et mystique, pris sous des feux contradictoires et des désirs incompatibles. Nous misons tout sur une existence dont on nous fait croire qu’il sera possible d’en repousser toujours davantage les limites, et en même temps nous recherchons désespérément ce qui pourrait donner du sens à tout cela, à cette accumulation de biens, de temps et d’espace. Alors que Brel chantait « Mourir, la belle affaire, mais vieillir, oh ! vieillir ! », des affaires aussi terribles que celle de Vincent Lambert ou aussi grotesques que le clonage de chiens en Corée nous amènent à considérer que Brel était peut-être trop optimiste…



Jacques Brel profère là la parole d’un homme véritablement libre, qui assume pleinement sa condition de mortel et qui choisit la dignité plutôt que le maintien à tout prix de ce que Romain Gary dénonçait comme une conception bourgeoise de la mort : « La mort y est toujours cette ruine, cette […] horreur bourgeoise de la banqueroute totale, de la faillite après laquelle on ne peut plus se « refaire », Dieu n’existant pas. »Jean-Paul Sartre, parfaite illustration selon Gary de cette peur petite-bourgeoise de la mort-faillite, n’écrit-il pas dans « Les mots » : « Je naquis pour combler le grand besoin que j’avais de moi-même » ? Phrase magnifique, sans doute, mais qui illustre à la perfection cet attachement viscéral de l’individu à sa vie et la tendance égoïste, voire solipsiste, de considérer notre individualité comme un universel absolu, à l’extinction de laquelle l’univers ne pourrait survivre. Si je meurs, l’univers meurt avec moi…

La philosophie en chantant

Cette peur de la faillite totale se retrouve dans plusieurs chansons contemporaines. Prenez par exemple « Rester » de Julien Clerc :

Qu’est-ce qu’on pourra bien dire de moi

Quand j’m’en irai les pieds devant

Quand j’aurais fait mon temps d’ !ci-bas

Quand il me faudra rendre tous mes soupirs

Restera-t-il quelqu’un pour se souvenir

On dira peut-être du mal,

On dira peut-être du bien

Le pire serait que l’on ne dise rien

Comme si de rien n’était et puis voilà

Comme deux 3 petits tours et puis s’en va

Son copain Maxime Le Forestier renchérit :

C’est sûr qu’avoir été vivant

C’est moins amusant que de l’être

On se dissout, on s’évapore

On se répand dans le grand flou

Que peut-il bien rester de nous

Quel fil de nous s’agite encore

L’un et l’autre (et tous ceux qui, nombreux, se posent la même question depuis l’aube des temps) ne trouvent qu’une maigre consolation : nous ne survivons que dans la mémoire de ceux qui nous ont aimés et continueront à le faire après notre disparition. Mais cette consolation, est-elle encore suffisante ? N’est-elle pas insupportable même, comme elle l’était pour ces tyrans des temps jadis qui entraînaient dans leur tombeau des dizaines de proches ?

La consolation de la religion ?

Le terrible cas de Vincent Lambert pose la question difficile de l’euthanasie dans le cas particulier où la personne concernée n’a pas clairement et officiellement indiqué ce qu’elle souhaitait. Les parents de Vincent Lambert sont des catholiques pratiquants et s’opposent à l’arrêt des soins pour leur fils. La religion leur donne un argument, celui de la préservation de la vie à tout prix, Dieu étant seul à pouvoir décider du moment où celle-ci prend fin (« Dieu a donné, Dieu a repris », qui sont d’ailleurs les premiers mots du Kaddish, la prière des morts dans le judaïsme). On pourrait penser que, pour un croyant, la mort est plus facile à accepter, puisqu’elle n’est qu’un passage vers un monde meilleur ; mais est-ce bien de mort dont il est question ici ? « La » mort est quelque chose que nous ne pouvons pas connaître. Nous connaissons, nous expérimentons dans notre âme et notre chair, autre chose, qui nous semble pire : la perte. Ce n’est pas la mort de l’autre qui nous fait le plus souffrir ; c’est la perte qu’elle nous impose, à nous vivants.

Je ne me prononce pas sur ce dossier. Je ne peux pas avoir un avis précis. La vidéo produite par ceux de ses proches qui se battent pour le maintenir en vie pose de sérieuses questions déontologiques, mais aussi affectives. Tout se joue sur l’émotion et il est difficile, voire impossible, de trancher. Les proches qui se battent pour que l’on mette fin à sa vie dénoncent une manipulation grossière et le constat le plus tragique est que, d’un côté comme de l’autre, ce sont des gens qui l’aiment qui se déchirent.

Le contrepoint du ridicule

Que nous ayons peur de la mort est une évidence. Dylan Thomas a écrit sur ce sujet un des plus beaux poèmes qui soit : « Do not go gentle into that good night / Rage, rage against the dying of the light » (ici lu superbement par Anthony Hopkins) ; nombreux sont ceux qui, à un moment ou un autre de leur vie, ont rêvé d’immortalité. Même Simone de Beauvoir, que l’on ne peut pas soupçonner de bigoterie, a consacré à ce sujet (un homme immortel) un de ses plus beaux romans : Tous les hommes sont mortels, dont la conclusion est sans doute que l’humanité est indissociable de la mort et de la finitude, mais que, si jamais… Aujourd’hui, alors que certains prédisent un allongement sensible de l’espérance de vie, voire une immortalité garantie par le remplacement infini des pièces défectueuses ou par le clonage, des sociétés privées proposent déjà aux plus fortunés de se faire cryogéniser. Après l’ascenseur pour l’échafaud, le surgélateur pour l’éternité — mais il faut pourtant se rappeler, à en croire Woody Allen, que c’est long, l’éternité, surtout vers la fin. Plus concret, la société coréenne Sooam Biotech propose à qui en a les moyens (100.000 $) de cloner son chien disparu.

Cette peur de perdre, plus que celle de la mort, est sans doute exacerbée par notre société où la possession est devenue la clé de notre identité. Habeo ergo sum : je possède donc je suis. Peut-être devrions-nous plutôt chercher à laisser de nous un souvenir léger et joyeux, qui aidera à vivre ceux que nous laisserons, qui leur donnera envie d’emporter dans leurs bagages une mémoire lumineuse qui les enrichira et qui nous permettra seule de prolonger notre existence au-delà de l’obscurité. Peut-être aussi devrions-nous laisser partir ceux qui n’en peuvent plus de rester et qui ne restent que pour alléger notre peur.

Leur promettre un petit coin de paradis sous le parapluie de notre cœur… « Il suffit que quelqu’un fredonne / Le p’tit air que j’avais fait pour toi / Et c’est un peu de nous qui sonne / Dans l’au-delà »

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