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Liberté, ignorance et peur

J’étais invité, mardi passé, à l’Ephec (Haute école économique et technique de Bruxelles), pour un débat portant sur la liberté d’expression, à la lumière des attentats contre Charlie Hebdo. L’activité n’était pas obligatoire pour les étudiants, qui étaient près de 200 dans la salle, en soirée ; c’est déjà une bonne nouvelle – tout comme l’est l’importante représentation des jeunes dans des mouvements citoyens comme «  Tout autre chose  », à l’image de David Murgia, qui questionnent la société que nous sommes en train de leur léguer et, en même temps, apportent des propositions concrètes d’action pour la rénover.

Peut-on tout dire ? Cette question a été abordée sans relâche depuis janvier. Se pose particulièrement la question du blasphème et du rapport au sacré. Paradoxalement, l’accident tragique de l’Airbus relance le débat, indirectement : Stéphane Guillon, l’humoriste chroniqueur qui n’a jamais été le champion de la mesure et qui n’a jamais hésité à sauter, les deux pieds joints, dans les soupes les plus fétides, a osé un tweet hier  : « On me dit que l’airbus de la compagnie GermanWings avait été affrété par TF1 pour la Saison 2 de Dropped. C’est une connerie ? ». Tweet qui suscite un tollé de réactions indignées. Celui qui s’était il y a peu fait virer de France Inter par Philippe Val, nouveau directeur de la chaîne après avoir dirigé… Charlie Hebdo, a-t-il abusé de la liberté d’expression ? L’a-t-il fait davantage, ou pas, que Coluche qui lançait, dans la foulée du drame qui avait coûté la vie au chanteur Daniel Balavoine pendant le Dakar : « La différence entre une moissonneuse et un hélicoptère ? La moissonneuse bat le blé, l’hélicoptère bat l’avoine. » Est-ce plus ou moins choquant, plus ou moins acceptable ?

Un détour par quelques principes de base

Retournons d’abord à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui, en 1789, va pour la première fois inscrire cette liberté dans les fondements de notre démocratie. Le premier article de ce texte majeur stipule que tous les hommes (et toutes les femmes, comme on ne le précise pas à l’époque, et c’est regrettable) « naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les auteurs de ce texte savent parfaitement qu’il faut l’autorité de la loi pour garantir ces deux principes que sont la liberté et l’égalité, parce que la vie et ses multiples aléas introduisent inévitablement des vecteurs d’inégalité et des obstacles à la liberté. Mais le plus important est sans doute la liaison entre les deux. Il ne peut y avoir de véritable liberté sans égalité, et réciproquement. La liberté sans l’égalité, c’est la loi de la jungle, le plus fort qui opprime ou élimine le plus faible ; l’égalité sans la liberté, c’est ce que proposent tous les régimes dictatoriaux – une égalité dans la privation des droits et dans la soumission à l’arbitraire.

Garantir l’égalité et la liberté ?

Cela dit, reste à s’assurer des moyens qui garantissent la liberté et l’égalité. Les lois, bien entendu, en sont un, essentiel. Mais certains, comme Condorcet, considèrent que cela ne suffit pas :

N’imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire d’un ignorant l’égal de l’homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés. Plus elles auront respecté les droits de l’indépendance personnelle et de l’égalité naturelle, plus elles rendront facile et terrible la tyrannie que la ruse exerce sur l’ignorance, en la rendant à la fois son instrument et sa victime. Si les lois ont détruit tous les pouvoirs injustes, bientôt elle en saura créer de plus dangereux.

Pour Condorcet, en effet, les lois peuvent rester l’outil par lequel les plus malins manipulent la masse pour asseoir leur pouvoir et leur hégémonie. Raison pour laquelle, bien plus tard, Albert Camus s’intéressera à la manière dont une révolution est trop souvent « la pierre roulée » sur le tombeau de la révolte qui l’a pourtant initiée ; qu’une loi ait aboli un pouvoir injuste ne la garantit pas contre le risque d’en instaurer un qui serait pire encore.

Le seul moyen de lutter contre cette dérive, c’est l’instruction et la culture. Condorcet se bat pour mettre en place une instruction publique, en pleine Révolution française – laquelle finira par le détruire, comme elle le fera pour la plupart de ses meilleurs esprits –, en publiant Cinq mémoires sur l’instruction publique en 1791. Pas de liberté pour l’ignorant : telle est la vérité première sur laquelle Condorcet construit son projet.

Et la liberté d’expression ?

Tout comme l’égalité a besoin de la liberté pour exister pleinement (et réciproquement), la liberté d’expression ne peut se soutenir seule ; elle a également besoin d’un pendant et ce, déjà, pour une raison toute simple : toute expression suggère un récepteur, un destinataire. En lien avec ce qu’énonce Condorcet, on dira que la liberté d’expression a besoin de s’adosser sur la liberté d’opinion pour se déployer et que, pour se forger une opinion, il faut s’instruire ou être instruit. Il faut être capable de critiquer, de recouper, d’analyser, de mettre en perspective – sans quoi, on n’a pas d’opinion, on n’est que la chambre d’écho des opinions des autres, autrement dit on est rempli de préjugés, ce prêt-à-porter de la pensée.

Si l’on est capable de se forger des opinions et, surtout, de les remettre en cause et de les faire évoluer, toute expression, dans les limites de la loi, est « audible » – ce qui ne veut pas dire qu’il faut être d’accord avec elle. Mais c’est bien l’ignorance qui ne supporte pas la liberté d’expression. L’ignorance qui s’offusque et hurle au blasphème, à l’injure. L’ignorance et la faiblesse – morale, intellectuelle, économique ou sociale –, qui prend toute expression d’un avis qui diffère de ses préjugés comme une attaque personnelle. « Le blasphème est participation au sacré », écrit encore Camus, car on ne blasphème pas contre des choses insignifiantes ; participation à un sacré qui, s’il est fort, ne s’offusque pas. Romain Gary rappelle, dans Europa , que la fête des fous, au Moyen Âge, se moquait ouvertement du sacré, et que les prêtres n’étaient pas les derniers à se prêter au jeu :

« C’était une extraordinaire manifestation de certitude, de foi : le sacré révélait sa puissance en refusant de sévir […] On pouvait [le] narguer et [le] profaner sans le toucher. […] C’était une mise à l’épreuve dont la vraie puissance sortait victorieuse parce qu’elle se savait intouchable. »

Les seules limites à la liberté d’expression sont donc bien celles qu’impose la loi, et nulle autre – si désagréable puisse être cette expression. Et les restrictions légales doivent être minimes : l’appel au crime, à la haine raciale, la diffamation, les négationnismes.

Mais on évoque ici une situation idéale, fondée sur ce que j’évoquais plus haut, à savoir une opinion sûre d’elle et, donc, tolérante (je sais que le «  donc » ne va pas de soi ; je l’inscris pour induire qu’une véritable assurance est, pour moi, liée à la tolérance). Or, c’est loin d’être la règle aujourd’hui. Parce que la liberté est difficile…

Albert Camus et les libertaires

Lou Marin est un des rares spécialistes de Camus à analyser les liens que ce dernier a toujours cultivés avec les anarchistes et les libertaires. Dans un volume récemment publié aux éditions Egrégores (Écrits libertaires. 1948-1960), il collationne certains textes de Camus, inédits pour la plupart, et que le Nobel de littérature a donnés à différents journaux libertaires dans le monde. Une thématique récurrente : la liberté et l’écrasante responsabilité qu’elle implique.

Ainsi, en 1955, Camus fait partie d’un comité qui reçoit et salue Eduardo Santos, l’ancien président de Colombie, pays qui a entre-temps subi un coup d’État. Santos est devenu éditeur d’un important quotidien libéral à Bogota et, à ce titre, a refusé de plier devant les menaces du régime. Attitude risquée, s’il en est. Et Camus confirme :

« Ce n’est pas si facile qu’on croit d’être un homme libre. À la vérité, les seuls qui affirment cette facilité sont ceux qui ont décidé de renoncer à la liberté. »

Comme Condorcet prévenait contre les législateurs qui utilisent les lois pour asseoir une nouvelle tyrannie autant que contre les dangers de l’ignorance, Camus fustige ceux qui « n’applaudissent [la liberté] que lorsqu’elle couvre leurs privilèges et qui n’ont que la censure à la bouche lorsqu’elle les menace ». Ceux-là sont autant les législateurs habiles et malhonnêtes, que les ignorants dont les opinions sont si fragiles que toute expression contraire en devient insupportable.

En soi, isolée, la liberté n’est pas une valeur suffisante. Elle est cependant un moyen indispensable pour faire advenir toutes les autres valeurs. Camus le rappelle : « La presse libre peut sans doute être bonne ou mauvaise, mais assurément, sans la liberté, elle ne sera jamais autre chose que mauvaise. » Parce que, finalement, « la liberté n’est rien d’autre que la chance d’être meilleur, tandis que la servitude est l’assurance du pire. » Et cela, au terme d’un combat dont l’actualité ne cesse de nous rappeler à la fois l’importance et les risques.

Affaire Airbus et blasphème

Nous avons donc vécu cette semaine un tragique événement d’avion ; un avion allemand, en route pour l’Espagne, et qui s’écrase dans le Sud de la France, entraînant dans la mort 150 personnes. Un drame qui touche l’Europe et qui mobilise les médias de manière assez spectaculaire ; « Unes » de presque tous les journaux, éditions spéciales à la radio, à la télévision, alors même que l’on dispose de très peu d’informations. Pendant des heures, les chaînes répètent inlassablement le peu qu’elles savent et font défiler des invités qui répètent de mille manières différentes qu’ils ne peuvent pas dire grand-chose mais que, peut-être…

Jusqu’à ce jeudi, c’est-à-dire au cœur de la couverture médiatique la plus intense, à peu près toute autre hypothèse qu’un accident est écarté. Un accident que l’on peut, sans être cynique, qualifier de fait divers, au demeurant horrible et tragique. Tous les jours, en Europe, près de cent personnes meurent dans des accidents de la route et autant se suicident  ; à peine mentionne-t-on, dans les infos routières, qu’un accident mortel a lieu sur telle ou telle route – et ce n’est encore que pour signaler la longueur du bouchon qu’il génère, et l’on n’évoque les suicides que lorsqu’ils touchent une star ou qu’ils dénoncent des conditions de travail éprouvantes. Et je ne parle pas des dizaines de Syriens qui meurent tous les jours – la liste est longue, des drames que vit l’humanité.

L’émotion est légitime et, bien entendu, le chagrin des familles est immense. Ont-elles pour autant besoin, ou simplement envie, de voir cette émotion en tête des titres des journaux ? Pas sûr. Hugues Le Paige a raison de soulever l’indécence particulière de cette «furia» médiatique  ; l’absence d’informations n’a pas empêché (que du contraire, serait-on tenté de dire) un bavardage assourdissant.

La sortie de l’humoriste Stéphan Guillon ressort autant de la liberté d’expression que cette logorrhée, et peut-être a-t-elle l’avantage de signifier quelque chose : qu’entre les deux accidents tragiques (quand Stéphane Guillon a lancé son Tweet, je le rappelle, aucune autre hypothèse ne semblait plausible et, in fine , celle du suicide ne fait que donner une dimension plus tragique à l’accident), il y a des similitudes : d’abord, ce sont des accidents, qui nous rappellent que nous ne pourrons jamais tout maîtriser ; ensuite, tous deux participent d’une médiatisation pour laquelle le drame est vendeur. Ce faisant et avec humour noir, Guillon pointe un problème bien plus vaste et plus important : qu’est-ce qui attire (ou détourne) notre attention ? Personne n’a crié au scandale à la sortie de Coluche, lequel faisait surtout, voire seulement, un jeu de mots (douteux ?). Guillon, lui, demande aux journalistes et au public : « êtes-vous sûrs de vos priorités, même dans le drame et les larmes ? »

Ou, pour le dire autrement, Guillon nous montre quel est « notre » sacré, notre « prophète », ce que nous ne supportons pas de voir caricaturé : la souffrance et le drame.

Mais c’est aussi cela, la liberté d’expression. Et la liberté d’opinion. Opinion qui rejoint celle de Wittgenstein : « Ce qui ne peut être dit, il faut le taire », comme le développe magnifique le Suisse Jacob Berger dans la chronique qu’il a réalisée après cet autre tragique accident, en mars 2012, dans un tunnel de Sierre.

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