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Les plaisirs troubles des règles absurdes

Dernière mise à jour : 6 nov. 2023



La proposition (belge) de supprimer l’accord du participe passé avec le verbe avoir a suscité des débats extrêmement vifs, où l’on a vu s’affronter des points de vue très tranchés et très opposés. On pourrait penser (et c’était d’ailleurs l’argument de certains adversaires à cette réforme) qu’en ces temps de crises multiples, il y avait plus urgent. Mais on peut aussi penser le contraire…


Il y a une vingtaine d’années, ma petite-cousine qui achevait ses études de vétérinaire est partie pour ses vacances travailler dans une forêt africaine pour soigner les gorilles. À l’époque, déjà, je m’étais étonné et je lui avais dit qu’il y avait peut-être des causes plus urgentes. À quoi elle m’avait justement répondu qu’aujourd’hui, tout était urgence, et que toutes les urgences se tenaient.

Alors, attardons-nous le temps d’une chronique sur ce pauvre participe passé…


Une règle, vraiment ?

Pour que les choses soient claires, je suis absolument pour la suppression de l’accord du participe passé employé avec le verbe avoir. Les arguments avancés pour le défendre me semblent absurdes et reposent presque tous sur le principe qui permet aux totémisations et aux bizutages de se perpétuer : si j’en ai bavé, il faut que les générations suivantes en bavent aussi.

Le rapport des francophones à leur langue ne facilite vraiment pas ce type d’évolution, il faut bien le dire. Comme si la langue avait été chargée d’une symbolique extrême et peu rationnelle…

Rappelons tout d’abord (après bien d’autres) que le fait de ne pas accorder le participe passé quand le complément du verbe suit n’est au départ pas une règle – la règle est de l’accorder tout le temps –, mais une coquetterie de poète et une facilité de copiste fainéant (admettons que le travail de copiste était pour le moins fastidieux). Aucune langue n’applique une règle pareille qui conduirait au suicide tout logicien sérieux à qui on demanderait de lui trouver une justification. Elle existait en italien (c’est d’ailleurs d’Italie que Marot la ramène en France) mais elle n’est plus pratiquée depuis longtemps (l’italien a en outre simplifié radicalement son orthographe). Certains pourraient tenter de démontrer que ces simplifications grammaticales sont la cause du retour du fascisme en Italie ; je pense plutôt que la cause en est l’abrutissement à grande échelle pratiqué durant l’ère Berlusconi et l’irresponsabilité des partis traditionnels, lesquels n’ont jamais su s’accorder autrement que sur la préservation de leurs privilèges passés.


De l’utilité des règles

À quoi servent les règles ? Bien sûr, elles contribuent au « vivre ensemble ». Nul ne discutera l’importance du code de la route, même si chacun d’entre nous, dans le for intérieur de son habitacle, s’amuse à les transgresser plusieurs fois par jour, parce que c’est plus gai ou plus facile. La survie, dans toutes les espèces, repose sur deux principes : le principe de préservation et la loi du moindre effort. L’évolution des langues les conduit souvent vers une simplification, de la même manière qu’un mathématicien pourra proposer un doctorat d’une page, voire obtenir un prix majeur, s’il parvient à simplifier un théorème ou une démonstration. Cependant, dans cette évolution, on peut assister à des mouvements de complexification, mais qui répondent à un autre impératif de la langue (l’efficacité et la clarté), pour restaurer une information perdue ; ainsi, la disparition des déclinaisons en français a introduit la rigueur dans l’ordre des mots (sujet, verbe, complément).

Mais les règles servent surtout à autre chose : renforcer le pouvoir de ceux qui les édictent et de ceux qui les font respecter. L’Académie française, ce tombeau où, pour reprendre le mot de je-ne-sais-plus-qui, quarante pensent comme un, a été voulue par Louis XIII pour asseoir le pouvoir central et imposer le français comme langue nationale, alors qu’une multitude de langues et de dialectes fleurissaient dans le royaume. Pour s’assurer que les colonisés ne joueraient jamais aux mêmes jeux qu’eux, les Anglais ont inventé des sports aux règles d’une complexité extrême, produisant un spectacle d’un ennui extrême. Ceux qui s’extasient devant un match de cricket sont les cousins de Liliane Balfroid ; comme elle, lorsqu’ils voient un match de baseball, ils se lamentent sur cette horrible décadence qui frappe l’objet de leur vénération : la Règle.


Être logique jusqu’au bout

Les adversaires de la réforme argumentent de la défense de la langue, tout en reconnaissant qu’une langue doit évoluer. Le nier, c’est ignorer ce qu’est une langue. Si elle n’évolue pas, elle finit par ne plus rien dire et par ne plus être utilisée, sinon de manière totalement artificielle, comme le latin.

Mais puisque ces défenseurs prônent l’utilité de règles même absurdes, puisqu’ils pensent qu’une langue est forte si elle est difficile à apprendre, je trouve qu’ils devraient proposer de nouvelles règles. Réintroduire un mode optatif par exemple. Ou les déclinaisons, qui ont persisté jusqu’au moyen français et nous ont donné les « putes » et « putains », nominatif et accusatif.

Mais la loi du moindre effort est puissante… Cette loi, en ce qui concerne la langue, vaut pour un « effet équivalent » : on arrête de faire une distinction si elle ne modifie pas le sens (notons quand même que les Français ne font plus la distinction entre le futur et le conditionnel, distinction pourtant utile, voire importante, que les Belges maintiennent, peut-être parce qu’ils savent qu’il ne faut pas prendre ses rêves pour des réalités…). Pour avoir défendu l’usage de la langue inclusive, je peux en témoigner. Il est extrêmement difficile d’imposer de nouveaux usages qui compliquent la langue. Même la féminisation des métiers et fonctions peine à se mettre en place, alors qu’elle est un processus logique (au contraire de l’accord du participe passé) et de portée politique.


Le nivellement par le bas

Autre argument contre la suppression de l’accord : cela contribue au nivellement par le bas. Mais outre que les règles contribuent à l’élitisme, je ne vois pas en quoi s’aligner sur certains usages (l’accord se fait de moins en moins, et à l’oral et à l’écrit) serait un nivellement. La beauté de la langue ne réside pas seulement dans ses fioritures et ses bizarreries. Par ailleurs, la proposition n’entend pas s’ériger en nouvelle règle ; chacun sera libre d’accorder ou non (relisez les textes du dix-huitième siècle « dans leur jus », et en particulier ceux de Rétif de La Bretonne), et il ne s’agit évidemment pas de rééditer Proust en supprimant les accords…

Oui, le temps perdu à apprendre ces règles peut servir à autre chose. Et d’abord à ceci : ne pas faire de l’apprentissage de la langue une torture basée sur des règles qu’aucun enseignant n’est capable de justifier. « C’est comme ça parce que c’est comme ça » : voilà un argument d’autorité que les jeunes entendent de moins en moins. Et c’est une bonne nouvelle, qui plus est l’indice d’un refus du nivellement.

Je ne sais pas s’il faut dix, vingt, quarante ou mille heures pour maîtriser les règles de l’accord du participe passé. Je peux vous dire (et je ne pense pas être un amateur en la matière) que je ne maîtrise toujours pas l’accord du participe passé avec les verbes pronominaux. Il m’arrive de reformuler la phrase pour éviter l’obstacle. Mais je sais que ce temps peut être consacré à autre chose, et d’abord au plaisir. Alain Finkielkraut le dit justement : « Avant de donner la parole, il faut donner la langue. » C’est-à-dire les outils, pas seulement syntaxiques, pour formuler sa pensée de la manière la plus précise et la plus efficace. Cela passe par la maîtrise d’un lexique le plus large possible, mais aussi de l’argumentation, de la logique, de la rhétorique, du style, tout ce qui rend un discours plaisant et convaincant.


L’enseignement humain est le seul qui se fait dans la souffrance et la douleur. Tous les autres êtres vivants apprennent en jouant. Bien sûr, il y en a qui prennent du plaisir à apprendre des règles de cet ordre ; mais de grâce, qu’ils ne fassent pas de leur cas particulier, tout à fait honorable, des règles générales. Ils trouveront toujours des domaines compliqués pour assouvir leur goût de la complexité (par exemple, les lois qui régissent les rapports de domination entre individus, ou les liens de causalité dans les phénomènes climatiques…). Les pédagogues contemporains, surtout celles et ceux qui pondent des programmes dans des cabinets ministériels, n’ont pas mesuré le changement radical qui s’est produit chez les élèves dont ils ont la charge.


Ces enfants sont nés avec des tablettes. Ce n’est pas une panacée et les effets négatifs sont réels ; mais en attendant, c’est aussi un outil merveilleux qui a permis de développer l’hémisphère cérébral droit, alors que l’enseignement traditionnel est entièrement conçu sur la prédominance de l’hémisphère gauche. L’hémisphère droit est celui de la pensée en arborescence, de l’imagination, de la créativité. Les enfants et les adolescents qui ont pu se développer de la sorte sont, je n’hésite pas à le dire, bien plus brillants que leurs aînés de 15 ans ; ils ne perdent plus leur temps à emmagasiner des savoirs figés, parce qu’ils savent où les trouver en un clic. L’ars memorandiantique, qui consistait à construire mentalement une architecture de sa mémoire, s’est externalisé : c’est la toile, les nuages, l’ordinateur, la tablette. Ces jeunes-là sont vifs, étonnants, inventifs. Peut-être ne maîtrisent-ils pas l’accord du participe passé ; et cette non-maîtrise est peut-être l’indice que les gardiens du temple ont tort, ou que leur temple est vide.


L’accord du participe passé est à la langue française ce que les baptêmes étudiants sont aux études supérieures. Un folklore suranné et insignifiant.


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