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Les mirages de l’or noir

Dans une récente chronique, j’essayais de trouver un équilibre entre le rejet absolu du court terme et l’idéalisation du long terme. Mais il y a des situations où il n’est même plus question de termes, seulement de gains, quelles qu’en soient les conséquences.

Il y a quelques jours, dans l’excellente émission de France Inter « L’humeur vagabonde », Kathleen Evin recevait le journaliste David Dufresne et la romancière Nancy Huston pour parler de la situation apocalyptique vécue en Alberta, territoire sauvage détenu par les Premières Nations, mais néanmoins livré aux appétits insatiables de puissants groupes pétroliers décidés à presser la terre jusqu’à sa dernière goutte de pétrole.

Les sables bitumineux de l’Alberta constituent la deuxième réserve de pétrole au monde ; ce seul constat a visiblement suffi à tout justifier, à commencer par « l’alliance » entre les responsables politiques et les groupes pétroliers, pour ne pas dire la sujétion complète des premiers aux seconds. Stephan Harper, venu d’une famille enrichie dans le pétrole et premier ministre du Canada, en a été l’artisan majeur.

Il a fallu d’abord « convaincre » les tribus amérindiennes installées sur ces terres et protégées par un traité signé avec le gouvernement canadien. Cela se fait dans la plus grande tradition colombienne, avec verroteries modernes, alcool et duperie. Le désastre écologique est absolu ; une terre souillée à jamais par le bitume, des rivières empoisonnées, des poissons décimés ou mutants et le Canada désormais champion des émissions de gaz à effet de serre et de la destruction de l’habitat naturel. Les Amérindiens qui vivaient là ont perdu non seulement leur patrimoine, leur lieu de vie et de culture, mais aussi leurs sources de nourriture.

Démocratie en péril

« La démocratie est-elle soluble dans le pétrole ? » demandait David Dufresne, en exergue de son premier documentaire sur le sujet, Fort McMoney, jouant sur le nom de cette ville champignon, Fort McMurray, surgie de terre comme jadis les villes de la ruée vers l’or, et pour les mêmes raisons, avec les mêmes maux et au final la même inanité, la même déshumanité (voir le dossier sur Arte). Les acteurs de ces ruées n’ont qu’un dieu : le gain, l’argent rapide – qui n’est pas pour autant l’argent facile, car la vie en Alberta n’est pas simple et le travail est rude, c’est le moins qu’on puisse dire. La terre se défend comme elle peut, même si elle ne peut pas grand-chose devant ces machines énormes et cette volonté plus gigantesque encore, celle de quelques compagnies supranationales décidées à s’enrichir à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences pour la planète et pour l’humanité, laquelle, dans sa soif inextinguible de consommation, lui offre le meilleur des alibis : répondre à la demande.

Ce documentaire, comme le livre que viennent de publier Nancy Huston, David Dufresne, Naomi Klein, Melina Laboucan-Massimo et Rudy Wiebe (« Brut, la ruée vers l’or noir ») rejoint la longue liste de films d’épouvante, tels « We feed the World », « Notre pain quotidien », « Nos enfants nous accuseront », « Le monde selon Monsanto » ou « Le cauchemar de Darwin ». Épouvante qui ne sort pas du cerveau d’un scénariste un peu fou, mais de la réalité, laquelle dépasse toujours la fiction – laquelle fiction n’est cependant pas en reste, car ce scénario catastrophe se retrouve très souvent exploité, comme par exemple dans Oblivion, où l’Alberta est transposé à l’échelle de la planète, et les groupes pétroliers à celle d’une civilisation extraterrestre sans le moindre scrupule, parcourant l’univers de planète en planète pour puiser les ressources dont elle a besoin jusqu’à ce que sa proie soit abandonnée, exsangue.

Cette logique est toujours celle de l’intérêt égoïste et à court terme, couplée à celle du gain à tout prix. Mais Fort McMurray permet de mettre l’accent sur une particularité essentielle de notre époque dévastatrice : le pétrole, l’or noir.

Jadis, en découvrant l’Eldorado, les conquistadors espagnols ont détruit sans vergogne ni hésitation les populations et civilisations d’Amérique du Sud, aveuglés par cet or qui abolissait les valeurs chrétiennes et le respect de la vie. Ils n’ont même pas hésité à utiliser ces valeurs chrétiennes qu’ils bafouaient à chaque instant, en prétendant apporter la « vraie foi » à ces malheureux sauvages dont on était « en droit » de penser à l’époque qu’ils n’avaient pas d’âme.

Aujourd’hui, l’or a changé de couleur mais le constat est identique, même si les conséquences sont encore plus graves, car le fléau est mondial. Le pétrole nous a offert ce dont l’humanité rêve depuis toujours, ce qui lui a permis d’émerger de la bestialité, de construire la culture : l’énergie. L’énergie et son contrôle. Le mythe de Prométhée est, de ce point de vue, fondamental : nous avons volé le feu à la terre. Mais la terre, d’une certaine façon, s’est vengée, en nous enchaînant définitivement à cette énergie, aux besoins qu’elle a créés et dont nous ne pouvons plus nous passer.

Un jeu de société grandeur « nature »

Les réalisateurs du documentaire ont réalisé un jeu gratuit, disponible en ligne, qui permet à chacun de prendre conscience des enjeux et de la complexité de la situation. Cela donne froid dans le dos. Il permet aussi de remettre en perspective les responsabilités de chacun. Mais quelles sont-elles, ces responsabilités, et que pouvons-nous faire ? Que peuvent les citoyens face aux géants pétroliers, qui dominent les responsables politiques et font du chantage économique une arme imparable ?

On peut bien sûr appeler chacun à changer ses habitudes ; dans une certaine mesure, c’est possible, mais il est illusoire d’espérer que tout un chacun renoncera demain à ces milliers de gestes quotidiens qui nous font utiliser de l’énergie, souvent produite par les hydrocarbures. Le cinéma et la littérature regorgent aussi de ces fictions où nos villes et leurs habitants se retrouvent plongés dans le noir, sans électricité – et c’était déjà le point de départ de Ravages de Barjavel (lire ma chronique). Et je ne suis pas de ceux qui considèrent que ce serait un bien, même si je suis convaincu que nous ne pouvons pas poursuivre et maintenir cette frénésie énergétique vorace qui est en train de détruire notre planète.

On peut évidemment encore et toujours s’en remettre au marché… Cette semaine, il a été confirmé que plusieurs milliers d’emplois allaient être supprimés en Alberta parce qu’à cause de la chute du prix du pétrole, l’exploitation des bitumes canadiens n’est plus assez rentable. Mais cela ne durera qu’un temps et les dégâts causés à la nature ne seront de toute manière pas réparés…

Que faire ? Souvenons-nous, il y a trente ans : les magasins qui vendaient des produits biologiques semblaient le repère de sectes pseudo-boudhistes, les clients, des malades en phase terminale venant chercher un produit miracle (je caricature, évidemment), et les légumes, des organismes génétiquement dégénérés et sales. Aujourd’hui, le « bio » est un label chic qui se retrouve dans toutes les grandes surfaces, les fruits et légumes sont superbes et emballés dans des sachets individuels supposément recyclables. Qu’y a-t-il de véritablement « bio » à faire venir ces produits du Pérou ou du Sud de l’Espagne ? C’est une autre question… Mais toujours est-il que cette évolution prouve à la fois que le marché n’a aucun état d’âme et aucune idéologie particulière, sinon celle du profit, et que les consommateurs – vous et moi – sont en mesure d’imposer leur volonté. Bien entendu, cela suppose, encore et toujours, de la pédagogie, de l’information, de la responsabilisation (sans culpabilisation…). Mais ce n’est pas impossible.

Des initiatives existent

Il existe, de par le monde, dans tous les pays, des citoyens et des associations qui luttent, jour après jour, pour faire évoluer les mentalités, pour faire prendre conscience aux gens des enjeux, des dangers, mais aussi – et c’est le plus important – pour proposer des solutions et pour faire connaître les solutions qui existent déjà mais qui, parce qu’elles sont mal connues, ou parce qu’elles nuisent aux intérêts des lobbies pétroliers, ne peuvent pas être mises en œuvre. Parmi tous ces combattants, je pointerai aujourd’hui un de nos compatriotes, Guibert Del Marmol qui, à travers plusieurs publications (dont tout particulièrement «Sans plus attendre») et de nombreuses conférences, consacre désormais sa vie et son temps à faire connaître ces alternatives et à convaincre des dirigeants d’entreprise à les mettre en application.

Albert Camus, dans « L’homme révolté », explique que le sentiment de révolte peut conduire à deux chemins très différents : la révolution, qui détruit beaucoup et ne construit que rarement une situation meilleure, et le réformisme, qui tente de changer la situation de l’intérieur, en utilisant les règles du jeu. Le risque du réformisme, c’est d’oublier sa révolte et de rentrer si bien dans le jeu qu’on en devient un défenseur dès qu’on a compris comment en profiter à titre individuel. Mais si nous exigeons de nos responsables politiques qu’ils n’oublient pas que NOUS les avons élus pour qu’ils NOUS défendent, et pas des groupes industrielles et financiers supranationaux, si nous commençons à mettre en œuvre les solutions qui peuvent l’être à notre niveau et si nous exigeons du marché qu’il nous propose ce que nous souhaitons, il y a peut-être un espoir.

Et pour la question majeure de l’énergie, exiger l’abandon de l’exploitation des gaz de schiste ou des boues bitumeuses, et le développement d’énergies naturelles non polluantes… Utopie ? Pas sûr, si on regarde le projet de certains entrepreneurs comme Elon Musk, directeur de SpaceX et Tesla Motors. Pas sûr, si chacun de nous décide de faire pression où il le peut et d’agir à son échelle.

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