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Les acquis sociaux sont plus fragiles que les acquisitions boursières

À l’heure où le scandale HSBC éclate en plein jour, l’obscénité de l’attitude des créanciers et leur acharnement à défendre le diktat de l’impérieux remboursement de toute dette deviennent de plus en plus flagrants.

Dans les périodes telles que celles que nous traversons, où les défis se complexifient sans cesse et où les situations requièrent plus que jamais une analyse fine et (im)pertinente, apparaît néanmoins un travers catastrophique, qui ne fait qu’accentuer l’ampleur de la crise et l’imminence de la catastrophe. C’est, « mutatis mutandum », ce que fait le capitaine du Titanic à l’heure du naufrage : commander à son orchestre de jouer « Plus près de toi mon Dieu », après avoir enchaîné mauvaise analyse sur mauvaise décision.

« Tout ce qui est grave est difficile »

« Tout ce qui est grave est difficile », écrivait Rilke, avant de conclure (Rilke n’était pas un grand humoriste) : « Et presque tout est grave ». On croirait un slogan publicitaire pour le « Magasin des suicides » de Jean Teulé. La situation que nous vivons est grave ; elle est donc difficile. Et elle ne peut s’appréhender avec des idées courtes et des crédos, quelle que soit la religion qui les inspire.

« Grave » signifie d’abord « lourd ». Lourd de conséquence, mais peut-être aussi lourd d’espoir, comme le suggère le terme italien « gravidanza », qui signifie « grossesse ». Pour autant que l’on puisse conduire le processus jusqu’à l’accouchement.

Toujours est-il que, pour appréhender la crise dans laquelle nous sommes plongés, il est impératif de ne pas nous contenter du discours dominant et des analyses répétées ad libitum par tous les médias. Par chance, des journalistes, comme ceux du ICIJ, avec la participation du Soir entre autres, qui a mené l’enquête pour le SwissLeaks, et des spécialistes de premier rang fournissent des approches fouillées, qui divergent sensiblement du « mainstream » néolibéral et qui permettent de reconsidérer certaines « vérités » qui sont utilisées à tort et à travers pour mettre en place des politiques dont les victimes premières sont les « gens ».

Mais quels gens ? Les chiffres publiés par Oxfam sont édifiants : 48 % de la richesse mondiale sont détenus par 1 % de la population ; 46,5 % par 20 %. Et les 5,5 % restant appartiennent aux 79 % de la population mondiale. Pire encore : la moitié la moins riche des êtres humains possède autant que les 85 personnes les plus riches, et le pour cent le plus riche américain a confisqué à son seul profit 95 % de la croissance qui a suivi la crise de 2008 (laquelle crise a été « épongée » avec l’argent public, donc principalement l’argent des 99 % autre pour cent de la population, lesquels se sont appauvris.)

De tels chiffres changent l’or en plomb…

Même s’il convient de les prendre avec un grain de sel, comme le rappelle le magazine en ligne Slate.fr, contestant la méthode de calcul choisie par Oxfam. Grain de sel qui n’ôte rien à la disparité sans cesse plus grande entre les pauvres et les riches.

L’esprit des lois

Dans ce texte fondateur, Montesquieu définit les trois principes fondateurs de la démocratie : liberté, égalité et… fraternité ? Non, pas « fraternité ». Montesquieu sait que la liberté et l’égalité sont des « principes », c’est-à-dire qu’ils sont là au départ. Tous les hommes naissent égaux et libres en droit. Ce qui veut dire qu’en grandissant, cette liberté et cette égalité peuvent être mises à mal, pour de multiples raisons, justes ou injustes.

Pour tempérer les inégalités que la vie et la chance installeront inévitablement, il convient, selon Montesquieu, de faire jouer la frugalité, c’est-à-dire la limitation librement consentie de son appétit par chacun. Qu’un patron gagne, disons, dix fois plus que ses employés, cela peut se justifier ; qu’il gagne mille fois plus, pas. Et quand une richesse disproportionnée se construit sur la seule spéculation, couplée à la fraude fiscale, on n’est même plus dans une injustice : nous sommes face à ce qu’il faut appeler un crime contre l’humanité.

Un crime contre l’humanité

Car ce qui est en cours, c’est non seulement un processus d’appauvrissement – et donc d’asservissement – de la majorité de la population au profit d’une minorité de plus en plus réduite, mais aussi la mise en place d’une religion de l’argent, au service de ce processus, dont un des crédos les plus meurtriers (et les plus efficaces) est gravé dans le marbre : « Ta dette à tout prix rembourseras ». Or, ce diktat est une aberration que contredit le principe même de la dette et de l’intérêt ; ce dernier n’existe en effet que pour couvrir un risque.

Quel risque ? Que, justement, la dette ne soit pas remboursée. Dans le judaïsme, les dettes étaient abolies tous les sept ans. Régulièrement, dans l’histoire, on a procédé à des annulations de la dette parce que, d’abord, les intérêts avaient souvent remboursé, depuis longtemps, le capital ; ensuite, parce que cet effacement était dans l’intérêt de tout le monde, créanciers et débiteurs. C’est ce que rappelle de manière magistrale l’économiste (d’inspiration marxiste, aïe, un dangereux terroriste !) David Graeber, dans son essai « La dette, 5000 ans d’histoire » (Paru aux éditions Les Liens qui libèrent, disponible en format électronique également). Cet Américain le souligne avec une ironie amère : « C’est en général lorsqu’il s’agit d’une dette des pauvres à l’égard des riches que la dette devient subitement une obligation sacrée. C’est à ce moment que l’idée de la renégocier devient impensable ».

Dans cette perspective, on peut craindre que Syriza rencontrera les pires difficultés dans sa négociation et que, là encore, les principes fondamentaux de la démocratie et de la justice seront bafoués au nom de la toute puissance des marchés financiers, lesquels fonctionnent désormais sans vergogne comme une religion universelle, imposant ses lois, ses prêtres et les sacrifices de ses fidèles lorsqu’elle est en danger. Comme le dénonce Frédéric Lordon, dans son blog du Monde Diplomatique, la discussion ne se jouera même pas tellement entre chefs d’Etat, mais au niveau de la BCE, la Banque centrale européenne, qui fonctionne de manière discrétionnaire et à l’abri de tout contrôle démocratique.

HSBC ou FGTB ?

Cette inviolabilité du dieu Capital conduit aujourd’hui notre gouvernement à se féliciter de l’accord arraché entre patronat et syndicats, et à s’offusquer que, malgré cet accord, les représentants des travailleurs aient l’incommensurable culot d’oser envisager encore des actions. Quelle impudence ! On peut à la fois proposer aux multinationales des exonérations d’impôt frisant les 90 %, admettre qu’il y a peu de chances qu’on récupère jamais la totalité des impôts qui ont échappé au fisc via HSBC (et d’autres banques), et traiter les syndicats de tous les noms en les accusant de mener des combats d’arrière-garde et de vouloir à tout prix préserver des « acquis » inadaptés aux temps modernes.

En quoi le chômeur qui frauderait l’Onem (et il faut rappeler avec force que ces fraudes sont minoritaires) est-il moins excusable que Gad Elmaleh ? On dira que le pauvre Gad nous fait tellement rire et qu’il n’avait que 81.000 € sur son compte HSBC. Il a régularisé sa situation, en plus ; c’est très bien, évidemment. Mais cette somme « ridicule », c’est plus de 100 mois de salaire de base en Grèce, soit plus de 8 ans.

Les acquis sociaux sont plus fragiles que les acquisitions boursières. À moins que l’on souhaite qu’ils en épousent la volatilité et soient également soumis à des variations de cours ? À telle enseigne, il est probable que la cotation de titres comme « Sécurité sociale » ou « Pensions » se retrouve rapidement parmi les penny stocks.

Les représentations du Jugement Dernier dans les églises montrent, dans les enfers, les gourmands obligés de se manger le bras, la main, la jambe. Mais nos gourmands financiers ne craignent pas l’enfer et ne croient à aucune transcendance, sinon celle du vertige des chiffres. De toute manière, pour ceux que l’enfer menace sur terre, la perspective d’un jugement dans un quelconque au-delà n’est d’aucune consolation. C’est ici et maintenant, et par les hommes et les femmes seuls, que la justice doit être établie, pour le profit de tous.

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