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Francken or not Francken


De nombreuses voix s’élèvent, et pas seulement celle de notre premier ministre, pour défendre le secrétaire d’État à l’asile et à l’immigration. Parmi ceux qui ne le défendent pas, il s’en trouve aussi qui reprochent aux opposants à Francken une stratégie improductive et construite sur de mauvais arguments. Équation impossible : comment obtenir la démission d’un homme dangereux sans la demander ?


Quels sont les principaux arguments de ceux qui s’en prennent aux opposants de Francken, tout en partageant le rejet de l’homme et de sa politique ? (Je renvoie par exemple à la chronique que Marcel Sel a consacrée au sujet.

La première : les attaques sont menées par la seule gauche francophone, obsédée par la démission de Francken, ce qui la conduit à des prises de position sans nuance, guidées par la seule colère et, ce qui est plus grave encore, parfois mal informées. Des attaques qui, de surcroît, ne replacent pas la discussion dans un contexte plus général. Tout en reconnaissant qu’au parc Maximilien se joue un magnifique exemple d’entraide (phénomène que j’évoquais dans la chronique de la semaine dernière, les auteurs de ces articles estiment que c’est autour de ce lieu et de ce qu’il symbolise que le combat se serait fourvoyé, en tombant dans la caricature (la nazification de Francken) et le pathos à outrance. Dans ce maelström « émocratique », lieu de toutes les récupérations politiciennes, la raison a rendu les armes devant les larmes de la compassion et la Ligue des Droits de l’Homme, à la suite du MRAX, y aurait perdu toute légitimité en renonçant à son devoir de neutralité.

L’acharnement contre Francken est inopérant et ne pourra que convaincre l’intéressé d’aller plus loin encore dans son intransigeance.

Quelles seraient les erreurs commises par les opposants à Francken ? D’abord, se focaliser sur le dossier soudanais et, en particulier, attribuer à Francken la responsabilité de l’expulsion du Soudanais arrêté en Belgique et qui avait demandé l’asile en Allemagne. Ensuite, ne pas reconnaître que Francken applique une politique qu’une large part de la population approuve, une politique « sévère mais juste ». Autre erreur : instrumentaliser le drame des réfugiés pour obtenir la chute du gouvernement. Ou encore, ne pas voir que cette politique n’est pas le fait du seul Francken : elle est non seulement voulue par tout le gouvernement mais elle est, en plus, absolument conforme à celle qui est menée ailleurs en Europe et celle qui a été menée par les gouvernements belges précédents – et Maggie De Block a fait pire que Francken en la matière (et en d’autres) sans pour autant susciter le même déferlement de haine à son encontre, les mêmes accusations de nazisme ou la même insistance pour exiger sa démission. Enfin, accuser Francken de fascisme, ce qui serait ou totalement faux, ou largement exagéré.

Certains tentent aussi de minimiser ou de relativiser le problème soudanais. Seuls quelques individus sont concernés ; il n’y a pas de preuve absolue qu’ils aient été torturés ; toutes les régions du Soudan ne sont pas dangereuses. Par ailleurs, quasiment tous les pays d’où viennent les réfugiés pratiquent la torture.

Le refus affiché par Michel de laisser s’installer une « jungle de Calais » à Bruxelles est légitime, tant pour les migrant.e.s que pour la population belge, quand on sait que le vrai problème est l’absurdité du protocole de Dublin (qui exige de renvoyer les gens dans le premier pays européen où ils ont mis les pieds) et que la destination rêvée pour ces exilé.e.s reste l’Angleterre. On ne peut pas « accueillir toute la misère du monde » ; Michel Rocard doit être fier d’avoir lancé cette formule. Angela Merkel en paie le prix et si des milliers de migrant.e.s s’entassent aujourd’hui un peu partout en Europe dans des camps de fortune, ce serait à cause de cet « appel d’air » causé par la chancelière allemande.


Ce que l’on peut répondre

Dans la liste des tentatives de justification de la politique de Francken, je ne m’appesantirai pas ici sur le ridicule exercice de « dialogue » mené sur un outil que Charles Michel ne maîtrise visiblement pas et où il a dans un premier temps supprimé tous les commentaires négatifs. Mais Michel et ses défenseurs se rejoignent sur un point au moins : la technique argumentative. Tous usent et abusent d’un argument assez classique, mais terriblement enfantin : excuser une erreur par une autre erreur, éventuellement pire. Maggie De Block a plus de morts sur la conscience que Francken, par exemple, ou les autres pays européens pratiquent des politiques au moins aussi dures que la nôtre.

Cela conduit Peter de Roover, chef de groupe N-VA à la chambre, à un curieux numéro de contorsionniste , où il défend sans rire deux points de vue totalement contradictoires : le premier prétend que la politique d’immigration des gouvernements précédents allait nous conduire dans le mur ; le second, que la politique de Theo Francken est la même que celle des gouvernements précédents, lorsqu’il se réfère à Louis Tobback (SP.A) pour justifier la politique du gouvernement Michel (« Même Louis Tobback indique qu’il dit qu’il ferait en gros la même chose. ») Pour ceux qui l’auraient oublié, Tobback était ministre de l’Intérieur en 1998, au moment du rapatriement forcé de Semira Adamu qui avait dramatiquement conduit à la mort de la jeune femme – à la suite de quoi, Tobback avait, lui, démissionné.

Cela n’a pas empêché l’Union européenne, à travers les accords de Karthoum en 2014, confirmés en 2015 à La Valette, de mettre en place des politiques de collaboration avec les pires régimes, en premier lieu celui du Soudan, pour freiner l’émigration africaine. Ces accords, rédigés dans la novlangue européenne, utilisent les valeurs humanistes pour masquer la réalité : l’Europe, en tout cas cette Europe-là, s’assied sur ses valeurs et renforce des régimes dictatoriaux si ceux-ci l’aident à tenir à l’écart des gens qui ont droit à l’assistance et l’aide internationale.


N’en déplaise à certains, Francken et la N-VA ont des points communs évidents avec les pires caractéristiques de l’extrême droite, et la politique que nos gouvernements conduisent en sous-main est une indignité absolue. J’ai développé cela ici et chaque jour qui passe m’en convainc davantage. Au-delà de Francken et de ses camarades de lutte, c’est toute l’Europe, tout l’Occident qui est en train de basculer dans une nouvelle forme de fascisme. Prendre aujourd’hui des gants avec ces acteurs et actrices de ce retour du fascisme, c’est leur ouvrir les portes du pouvoir.

Bien sûr, ce combat est difficile et nécessite de se préserver d’une émotion trop forte et d’arguments fragiles. Les ennemis de la démocratie ne sont pas des émotifs, mais ils sont maîtres dans la maîtrise des émotions de leurs adversaires et de leurs supporters. Bart De Wever peut sans scrupule mettre l’avenir du gouvernement dans la balance, si jamais d’aucuns avaient l’impudence de pousser Francken à la démission. Face à ça, il faut être rationnel, opposer les faits aux slogans et aux mensonges. Dans le cas de Francken et de la douloureuse question de l’émigration et des réfugiés, tout comme du terrorisme, les données existent, elles sont accessibles à toutes et tous : il n’y a pas de « flux », nous ne sommes pas menacé.e.s par une vague et Angela Merkel n’est pas responsable d’un afflux ingérable qui engorgerait aujourd’hui l’Europe. En prenant les projections les plus pessimistes, l’Europe devrait envisager d’accueillir l’équivalent de (grand) maximum 2 pour cent de sa population (et nous sommes aujourd’hui largement en dessous du demi pour cent), quand le Liban en accueille 60 pour cent !

Stigmatiser la gauche est aussi une erreur. Ce n’est pas seulement la gauche qui s’oppose à Francken et à la politique du gouvernement, et celles et ceux qui le font n’ont pas toutes et tous des préoccupations électoralistes. Il est difficile d’imaginer que les milliers de membres de la plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés (et qui sont les seul.e.s responsables de l’absence d’une « jungle de Calais » à Bruxelles) sont toutes et tous d’affreux gauchistes. Et je ne crois pas que le président de la Ligue des Droits de l’Homme sort de son rôle lorsqu’il prend parti comme il le fait. Pas plus que le MRAX. Il n’y a plus de devoir de réserve qui compte face à la détresse des migrants, aux défis que notre société doit relever au plus vite et aux atteintes aux droits humains que les gouvernements européens commettent ou cautionnent au nom de cette peur fantasmée d’une « vague » de réfugiés. Les seules vagues sont celles qui engloutissent les embarcations de fortune sur lesquelles des hommes, des femmes et des enfants cherchent le salut.


Le Soudan et Omar el-Béshir

Comme Theo Francken, certains minimisent les dangers du Soudan et des zones où les migrants sont renvoyés, allant même jusqu’à mettre en doute les informations sur les cas de torture. À ce propos, il est juste d’imputer au directeur général de l’Office des Étrangers la responsabilité du renvoi en Allemagne d’un demandeur d’asile soudanais. L’attitude de Freddy Roosemont est d’ailleurs hallucinante, de même que ses déclarations : dans une interview sur VTM, il a déclaré : « Il me semble assez improbable que ces gens aient été torturés parce que les [autorités] soudanaises savent par leur ambassade et par l'intérêt médiatique ici que ces choses sont suivies de très près et donc qu'ils ne prendront pas de risque ». Il reconnaît donc que, quand personne ne regarde, les autorités soudanaises se rendent coupables de torture. Il sait que les personnes expulsées étaient éligibles pour la « protection subsidiaire » (qui est donnée quand quelqu’un court « un risque réel d'atteintes graves »). Il n'y a pas besoin de prouver que ces hommes ont été torturés ; il faut juste montrer que ces personnes courent un « risque réel » et cela, M. Roosemont le reconnaît publiquement (même s’il ne s’en rend pas compte). Le fait que ces personnes n'aient pas voulu demander l'asile peut être un élément négatif dans l'évaluation de leur dossier, mais ne peut certainement pas servir de base à un renvoi automatique. Dans Knack, M. Roosemont a par ailleurs déclaré que cette évaluation est faite pour chacun et il a ajouté : « Mais pour ceux qui ne font pas de demande d'asile, cette évaluation est moins étendue. Il s'agit d'une évaluation sommaire ». À quel point cette évaluation est-elle « sommaire » quand on expulse quelqu'un vers le Kordofan du Sud – alors même que le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a clairement signalé que « les Soudanais du Darfour, Kordofan du Sud et Nil Bleu sont automatiquement éligibles pour une protection » ? Vu le cynisme terrifiant dont font preuve le gouvernement et les administrations en charge de ces questions, on peut douter que ces évaluations existent.

Tout ceci a d’ailleurs été confirmé par la Cour d’Appel de Bruxelles le 5 janvier dernier.

Bien sûr, aucun gouvernement, sans doute, ne referait « l’erreur » de Merkel, et on ne peut que le regretter ; non seulement, ce geste s’inscrit dans la logique des lois internationales que nous avons défendues et fait voter, mais il correspond aussi à une réalité socio-économique et à une realpolitik qui reconnaît que nous aurions tout à gagner à accueillir ces gens. Le PIB allemand a d’ailleurs crû significativement en 2017, en grande partie grâce à l’apport de ces réfugiés qui ont massivement trouvé un travail.

Les citoyen.ne.s qui se mobilisent au parc Maximilien rappellent combien la loi de l’entraide est le moteur de l’humanité et de son évolution. C’est grâce à cette mobilisation que Bruxelles ne connaît pas de « jungle de Calais » ; pas à l’action du gouvernement. Et bien sûr, cela pose une question difficile : faut-il ou non pallier les manquements éthiques de notre gouvernement par une action citoyenne ? Ce « Mouvement Maximilien », appellation plus juste que « gauche Maximilien » fait le travail que le gouvernement refuse d’accomplir ; est-ce une bonne idée ? Au regard de la justice et de la dignité, assurément ; mais cela ne pourrait devenir un système, comme le soulignent très justement les membres de l’équipe « Vivre ensemble » dans une excellente analyse du phénomène.

Exiger la démission de Francken est peut-être puéril. Peut-être cela convaincra-t-il encore davantage ceux qui le soutiennent. De toute façon, ils sont convaincus. C’est une question de dignité. Comme l’écrivait Michel Gheude en réponse à la chronique de Sel, c’est peut-être dérisoire : Francken n’est même pas ministre et notre pays est minuscule (même si le Washington Post en parle…). Et oui, apparemment, une majorité de la population le soutient. Et alors ? La dignité, dans les temps de crises et de troubles, n’est jamais l’apanage de la majorité.


PS : en complément, je conseille la lecture de l’excellente chronique du collectif Calvin & Hobbes.


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