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Faire son cinéma


Les liens entre la littérature et le cinéma sont (presque) aussi vieux que… le cinéma. Bien sûr, dans les premiers temps, les frères Lumière proposent ce qui tient plus du reportage ou du documentaire, mais ils produiront eux-mêmes une Passion du Christ et Georges Méliès fera entrer la fantaisie et l’illusion, en mélangeant les univers de Jules Vernes et de Wells. C’est que, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de raconter une histoire, de faire passer des émotions et de transmettre des idées…

Pour autant, les langages sont très différents. Ce que l’écrivain peut faire passer à travers l’introspection d’un personnage, par exemple (ses pensées, ses émotions), le cinéma doit le faire comprendre à travers l’attitude de l’acteur, la musique, bref des éléments visuels – à moins de prendre le risque de recourir à la voix off, ce qui est toutefois de plus en plus récrié. De même, la gestion des dialogues distingue les deux genres : impossible, au cinéma, d’utiliser le sommaire que permet le dialogue indirect. Si « Il fit comprendre à Jeanne que tout était fini » peut suffire dans un roman, il faudra, dans un film, développer un dialogue pour qu’effectivement, on fasse comprendre à l’actrice et aux spectateurs que « tout est fini ». Les différences de techniques et de grammaire expliquent aussi pourquoi le format littéraire idéal pour un long-métrage correspond davantage à une longue nouvelle qu’à un roman. Dans le premier cas, le scénariste peut conserver la totalité de ce qui est raconté, tandis que dans le cas d’un roman (et a fortiori un gros), il faudra sélectionner, couper. Les amateurs d’Harry Potter s’en sont cruellement rendu compte, tandis que le travail effectué par Kubrik, dans Eyes wide shut sur la nouvelle de Schnitzler (« La nouvelle rêvée ») est une perfection d’intelligence et de complémentarité.

Pourtant, la littérature garde une longueur d’avance, une force que le cinéma ne pourra jamais lui retirer ; lorsque vous lisez un roman, vous êtes seul maître de production. Vous faites le casting, la bande-son, vous révisez les dialogues à votre guise. Bref, chaque lecteur se fait son cinéma, avec en plus la liberté de changer en cours de route – une maison, un acteur. Par contre, une fois qu’on a vu Gérard Depardieu dans Cyrano, il devient presque impossible de lire la pièce de Rostand sans voir les traits de Depardieu – et qu’il ait été excellent dans son rôle n’y change rien. Voyant avec mes étudiants L’étranger de Camus – et tout le monde s’accorde pour dire que l’adaptation de Visconti est un échec –, je leur ai demandé, la semaine dernière, d’essayer d’imaginer, de « tourner » la magnifique scène où Marie rend visite à Meursault en prison. Et, en écoutant la version audio de L’écume des jours réalisée par Audiolib, je me disais quel merveilleux film Vian offrait à ses lecteurs, à travers ses images fantastiques et féeriques. Sans doute Jean-Pierre Jeunet pourrait en faire une adaptation formidable ; mais, rien qu’avec les mots et les phrases de Vian, je trouve que je ne me suis pas si mal débrouillé… Et tout ça, gratuitement.

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