La démocratie est un jeu d’équilibriste et pour ne pas tomber, il faut articuler des principes et des actes qui, potentiellement, s’opposent, ou du moins peuvent entrer en conflit les uns contre les autres. La question des droits en est un excellent exemple.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 se construit sur les principes du libéralisme des Lumières, où les droits individuels priment. Ces droits définissent la liberté des individus et les limites de l’action de l’État à leur encontre. Ces droits-libertés, comme je l’évoquais dans une récente chronique, touchent à l’autonomie des individus et à la possibilité d’exercer son libre-arbitre. Liberté d’opinion et d’expression, liberté de culte, égalité devant la loi, propriété en sont les fondations. Ces droits sont donc le résultat de l’action libre de l’individu, sans intervention de l’État ou, pour le dire autrement, du collectif ; on peut les résumer par la formule : « droit de ».
Les droits collectifs, que l’on appelle aussi les droits-créances, seraient, du coup, le « droit à » ; ils dépendent d’une action de l’autorité publique. Dans un court article, Alain Vulbeau décrit leur champ d’application : « le logement, les vacances, la culture, la santé, la dignité, l’électricité, la paresse, etc. ». On peut y ajouter le droit au travail, le droit de grève, le droit d’association… Ces droits touchent donc non pas à chaque individu en tant que tel, mais à des groupes : la famille (mais aussi les différents modèles de familles), les associations, les syndicats, les corps constitués, les minorités, les communautés, les régions, les nations, etc. Le professeur François Rangeon résume bien la différence : « Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, inclus depuis 1971 dans le bloc de constitutionnalité, est souvent présenté, bien que le terme n'y figure pas, comme le texte-symbole de l'affirmation des droits-créances. Sans être clairement conceptualisée, la distinction droits-libertés / droits-créances est implicite dans le Préambule. Ce texte proclame notamment le droit au travail, aux loisirs, à l'éducation, à la santé, au repos... Alors que les droits-libertés reconnus en 1789 (liberté d'opinion et de conscience, droit de propriété...) reposent sur une logique de défense des libertés individuelles face aux empiétements du pouvoir, les droits proclamés en 1946 se fondent au contraire sur une logique d'intervention étatique. Il ne s'agit plus seulement de protéger des libertés, mais aussi de fournir des prestations aux individus. Conditionnant l'exercice effectif des libertés, les droits-créances donneraient à leurs détenteurs la faculté d'exiger – ou du moins de réclamer – de l'État la fourniture d'une prestation. À l'inverse, les droits-libertés seraient des capacités appartenant en propre à l'individu et dont l'exercice est garanti par le droit. Le Préambule de 1946 appartiendrait ainsi à la “deuxième génération des droits de l'homme” amorcée en 1848 par la proclamation du droit au travail et aux secours pour les “citoyens nécessiteux”, cette génération des droits sociaux faisant suite à la génération des droits civils et politiques apparus en 1789. ».
Cette distinction nourrit l’opposition entre un libéralisme « pur », voire radical, pour lequel le rôle de l’État doit être réduit au minimum, et une « social-démocratie » bâtie sur un État-providence. En poussant le raisonnement à l’extrême, on aurait d’un côté le « chacun pour soi », de l’autre « l’État pour tous ». Pour prendre un exemple concret, le droit à l’emploi peut entrer en conflit avec le droit (et la liberté) d’entreprendre : c’est que le patronat répète sans relâche lorsqu’il se plaint des charges et des législations toujours trop contraignantes qui, selon lui, mettent ses entreprises en péril, ou du moins en entravent le bon développement.
On peut prendre un autre exemple : la liberté individuelle permet, par principe, à chacun d’adopter des comportements qui mettent en danger sa propre vie : drogue, alcool, tabac… En même temps, ceux qui agissent ainsi ont droit à être soignés, même si on peut établir un lien de cause directe entre leur comportement et leur état de santé. Cela va même au-delà ; ces libertés individuelles peuvent mettre les autres en danger, même si cela implique la transgression d’une loi (par exemple, conduire en état d’ivresse ou trop vite).
Les cas de conflits
Dans une démocratie saine, les deux types de droits s’équilibrent et s’articulent l’un à l’autre. Mais lorsque la situation se dégrade – sur les plans social, économique et/ou politique –, les tensions apparaissent.
Aux États-Unis, les manifestations salutaires des jeunes (et moins jeunes) contre les armes à feu et les ravages que leur utilisation libre occasionne, en est une illustration. Le deuxième amendement, qui garantit le droit de posséder une arme et qui est présenté par ses défenseurs comme l’expression de la liberté, sinon de l’âme américaine, est remis en question au nom du droit à la sécurité des enfants dans les écoles. Mais ce dernier s’oppose au droit à exercer leur métier pour les fabricants d’armes, et donc de créer de l’emploi ; on l’a vu aussi dans le dossier des ventes d’armes de la FN à des pays comme l’Arabie Saoudite, où le droit au travail vient s’attaquer aux droits individuels des victimes de la dictature saoudienne.
Dans notre société où le libéralisme s’est exacerbé en ultralibéralisme, la tendance lourde est on ne peut plus claire : les droits-libertés l’emportent sur les droits-créances. Les services publics, garantissent les droits-créances, sont remis en question, abandonnés, voire confiés au secteur privé – ce qui revient à leur faire perdre leur fonction « publique », non-rentable, le privé ayant pour vocation d’assurer la rentabilité de ses opérations. L’expression ultime des droits-libertés se confond avec l’égoïsme forcené et le caprice, dans la lignée de ce que Michel Onfray, dans son dernier essai (Décadence), écrit à propos du livre de Stirner, L’Unique et sa propriété : « Stirner écrit : “Je le veux, donc c’est juste.” Je dois faire ce que je veux, rien ne doit entraver la puissance de mon unicité. Dès lors, on peut violer, tuer […] mentir et trahir. » Chacun d’entre nous – du moins ceux qui jouissent d’un salaire raisonnable, ce qui devient plus rare… – estime avoir le droit de posséder et d’obtenir immédiatement ce qu’il désire. Le bonheur est devenu un droit et la société est là pour nous l’assurer… même si nous ne voulons plus donner à la société les moyens d’assurer les services publics. C’est que le « droit au bonheur » est un leurre : on ne le commande pas chez Amazon, on ne le décrète pas au parlement. Le bonheur est marié au hasard, à l’accident, à l’imprévu, et ce pour le meilleur comme pour le pire. Et quand on prend le temps de s’interroger sur la réalité de ces droits que nous revendiquons avec fougue, on constate qu’ils se résument trop souvent à un seul : le droit de consommer. Pour garantir au monde de la finance et de l’entreprise le droit à prospérer, encore et toujours, au nom de la sacro-sainte croissance.
Ainsi, les soins de santé vont-ils évoluer irrémédiablement, dans une logique du triomphe du droit individuel dévoyé : ils dépendront des revenus du patient. De même pour sa longévité : l’espérance de vie se maintenant dans des sphères qu’il n’est plus possible de financer, les soins nécessaires à ces prolongations seront demain (et en partie déjà aujourd’hui) liés à la richesse de la personne âgée. On soignera encore le cancer du gros fumeur, si son addiction lui a laissé assez d’argent pour financer sa thérapie.
C’est aussi parce que le droit individuel a connu une évolution singulière, sur un point particulier : la propriété. La propriété « individuelle » s’applique désormais à des groupes. Des entreprises peuvent posséder des biens d’utilité publique, et donc les monnayer : brevets pour des médicaments, ressources naturelles… Le cas le plus scandaleux est celui de l’eau. Cette clé de la vie, dont l’accès libre et gratuit devrait être assuré à chaque être humain sur la planète, va devenir une denrée précieuse que seuls les plus riches pourront s’assurer.
On pourrait dire que c’est le dévoiement des droits-libertés qui a sonné le glas des droits-créances, ou pour l’exprimer autrement, qu’à cause de certains individus ayant abusé de leur liberté, les droits collectifs ont été réduits. Les réglementations croissantes dans tous les domaines de la vie sont le résultat des infractions commises par une minorité – c’est d’ailleurs l’argument qu’utilisent les membres de la NRA pour s’opposer à la mise en place d’une réglementation restrictive sur la vente d’armes aux États-Unis. À cause de ces abus – en soins de santé, en aides sociales, etc. –, les gouvernements justifient la réduction de leurs interventions et les citoyen.ne.s ne comprennent plus la légitimité et l’utilité de l’impôt.
Il est évident que les droits-libertés sont directement liés à des obligations, à commencer par celle du respect des lois. Mais justifier de ces abus pour battre en brèche la logique des droits collectifs est un mensonge : ce ne sont pas les abus individuels qui mettent le plus la sécurité sociale en danger, mais bien plutôt les abus collectifs, ceux que provoquent les pressions de l’industrie pharmaceutique et médicale.
La financiarisation de notre société a conduit à la transformation du droit collectif, à son étiolement. Les collectivités qui conservent et étendent leurs droits sont commerciales, plus sociales. Ce sont les entreprises qui ont confisqué à leur profit la notion de droit individuel.
Dans une société non démocratique, le droit collectif a toujours été utilisé comme alibi pour réduire les libertés et les droits individuels. La Chine, sous prétexte de conduire la plus grande population au monde vers un niveau de richesse décent, restreint ces libertés et ces droits. Peut-être, un jour, les droits-libertés seront acquis pour tous les Chinois, car pour exister, ces droits doivent profiter de la réalisation de droits collectifs tels qu’une alimentation saine et suffisante, l’éducation, la santé. C’est loin d’être garanti ; mais si les droits collectifs peuvent (condition nécessaire mais pas suffisante) conduire à l’établissement des droits individuels, la corruption de ceux-ci conduit à la destruction des droits collectifs et véritablement individuels.
Des États de droit sont eux aussi confrontés à ce choix difficile. La série « Narcos » (Netflix), qui raconte la lutte de l’État colombien contre le narcotrafiquant Pablo Escobar l’illustre : à la fin de la saison 2, le président doit choisir entre garantir les droits individuels de la famille Escobar – le truand veut que sa femme et ses enfants puissent, comme tous les Colombiens, jouir du droit de quitter librement le pays pour se mettre en sécurité en Allemagne – et le droit collectif, qui exige la mise hors d’état de nuire de Pablo Escobar (je ne « spoilerai » rien et vous laisse découvrir quelle sera la décision présidentielle…). C’est aussi l’argument qui est avancé tous les jours dans nos pays pour justifier les mesures de sécurité contre le terrorisme.
La recherche de l’équilibre
Si les droits collectifs sont nécessaires pour établir les droits individuels, ne peut-on pas aussi penser que la relation est réciproque ? Les premiers sont possibles parce que les individus abandonnent volontairement une partie de leurs droits-libertés individuels. C’est la force (ou la faiblesse ?) de la liberté : nous pouvons librement y renoncer. Mais nous pouvons aussi y renoncer partiellement, sans perdre l’essence de la liberté. Cet abandon porte plusieurs noms : impôt, respect de la loi, solidarité, tolérance… Et si les entreprises privées ont récupéré tout ou partie des droits individuels, elles doivent accepter d’assumer aussi ces obligations et contribuer au renforcement des droits collectifs. Pas à leur amoindrissement dans l’espoir d’augmenter leurs profits.
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