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Ces maux qui ravagent nos civilisations


La lecture de romans anciens peut nous apporter un éclairage intéressant sur notre présent, surtout lorsque ces romans tentaient d’imaginer l’avenir… Le cas de Barjavel est particulièrement intéressant.

Je viens d’achever la relecture de Ravages de René Barjavel, un livre que je n’avais plus lu depuis une petite trentaine d’années… Avant, j’avais relu 1984Le Meilleur des Mondes et Fahrenheit 451, avec autant d’intérêt de plaisir. De manière générale, pour les trois derniers, j’avais été frappé par un point : combien il était possible, avec le recul, de dire que leurs auteurs s’étaient trompés dans les détails, mais avaient vu juste sur l’essentiel. Autrement dit, les risques de dérive de nos démocraties vers une forme plus ou moins « douce » de dictature qui étaient « imaginés » par ces romans restent plus que jamais d’actualité.

Le cas de Barjavel est un peu différent. Pour ceux qui ne l’ont pas lu ou ne s’en souviennent pas, voici en quelques lignes le synopsis de Ravages. Dans un futur proche, la société s’est totalement urbanisée. Après une escalade absurde des technologies, une forme de « sagesse » s’est imposée : on ne cherche plus à prendre des avions volant à plus de 3.000 kms/h et on trouve très raisonnable de se contenter de trains roulant à 600 km/h.

Pour le reste, tout est désormais artificiel et contrôlé par l’humain, à commencer par la nourriture, à l’exception des quelques fruits et de la vigne que de pauvres malheureux doivent continuer à faire pousser dans les rares zones rurales qui ne sont pas retournées à l’état sauvage. La jeune Blanche a quitté son ami d’enfance, François, fils d’agriculteurs provençaux, pour devenir une star de la télévision, quitte à devoir épouser le directeur de la chaîne qui lui promet la gloire et la fortune. Pendant que François fulmine et que Blanche se prépare, on apprend que Robinson, l’empereur noir qui règne sur l’Amérique du Sud, va lancer une attaque massive sur l’Amérique du Nord. Et alors que Blanche monte sur scène, le drame se déclenche : un phénomène inexplicable prive soudainement la terre d’électricité.

C’est l’apocalypse. François, qui a récupéré Blanche, va prendre la tête d’une petite troupe qu’il va conduire jusqu’à son village provençal, où il orchestrera, durant une très longue vie, un nouvel ordre et une nouvelle société, rejetant toute forme de technologie et célébrant un retour à la terre et à la sagesse de la nature.

Un roman à la gloire de Pétain ?

La première partie du roman est formidable. On y retrouve les éléments qui font le succès actuel de séries comme Hunger Games ou Divergent : l’évocation d’une société hyper-technique (mais c’est amusant de voir qu’aucun de ces auteurs n’a prévu le développement des smartphones et des tablettes), fondée sur les loisirs et la consommation, l’omnipuissance d’un pouvoir de facto totalitaire même s’il conserve les dehors de la démocratie, tout cela est un miroir toujours pertinent des dangers qui menacent notre démocratie. De même, l’aveuglement égoïste des « gens heureux » pour les drames qui se nouent ailleurs sur le globe, pour autant que ces « péripéties » ne viennent pas perturber leur quiétude – et même si elles constituent une menace majeure et auraient pu nécessiter une intervention.

Barjavel, sur ce point, est assez retors et trouble : rien dans le roman n’indique avec certitude que l’apocalypse qui se déclenche trouve ses racines dans l’attaque menée par l’empereur Robinson contre l’Amérique blanche. Et puis, il y a cette trouvaille magnifique : les morts ne sont plus enterrés mais « surgelés » dans des sortes de bocaux, figés dans des poses « vivantes », au milieu du salon de leurs descendants qui, du coup, n’osent plus mal se comporter sous le regard de leurs aïeux. Une morale à coup de cadavre… aussi longtemps que l’électricité fonctionne !

Mais cette trouvaille est l’indice d’un autre niveau de lecture… Barjavel publie son roman en 1942, chez Denoël. L’éditeur belge, installé à Paris, est – et de loin – le plus collabo. Auparavant, Barjavel a publié le roman en feuilleton dans une des pires revues de l’époque, Je suis partout, dirigée par Robert Brasillach. Je suis partout est la revue la plus fasciste de France. C’est dans ses colonnes que l’on pouvait lire, en 1939 : « On ne matera le fascisme étranger que par le fascisme français, le seul vrai fascisme », ce qui, au passage, corrobore parfaitement la thèse de Zeev Sternhell qui défend la thèse que les racines du fascisme sont françaises (à lire l’interview de Sternhell réalisée par Nicolas Zomersztajn pour le site Résistances, qui complète de manière très intéressante la chronique de la semaine dernière). Dans ses colonnes encore que Brasillach justifiera, en 1941, la mise à mort des Juifs et, à la veille de la rafle du Vel’ d’Hiv, appellera la police à déporter aussi les enfants.

Du coup, l’utilisation moralisatrice des ancêtres défunts prend une autre coloration… Et surtout, la fin du roman. En effet, dès que la petite troupe se met en route pour gagner la Provence et le salut, on verse dans une plaidoirie pétainiste pour le retour à la terre et aux valeurs traditionnelles. François, qui deviendra le Patriarche, organise toute la société survivante autour des règles de l’agriculture, seule source de salut pour ce qui demeure de l’humanité.

Pas une pensée pour les trésors culturels perdus. Interdiction de lire (les livres retrouvés sont brûlés), obligation de se soumettre à l’ordre nouveau, même si celui-ci est présenté comme bienveillant, paternel et librement accepté par tous. Barjavel s’est sans doute senti tenu d’inventer une surpopulation féminine pour « justifier » la décision de son héros d’imposer la polygamie. Et voilà les humains cantonnés dans leurs rôles ancestraux : la défense et les travaux les plus lourds pour les hommes, ce qui leur donne le droit de commander ; quant aux femmes, elles doivent pondre des enfants en nombre astronomique pour repeupler et reconquérir la terre.

Barjavel fasciste ?

Il ne faut pas pour autant accuser Barjavel d’être un fasciste. Cela rendrait d’ailleurs la discussion nettement moins intéressante. Barjavel n’est pas fasciste : le reste de sa vie et de son œuvre le prouveront à suffisance. C’est un pacifiste, même, habité de la nostalgie du paradis perdu (nombre de ses romans développent ce thème), craignant les dérives de la technologie mais ne rejetant pas le progrès, libertaire, adepte de l’amour libre avant Mai 68. Mais comment a-t-il pu, dès lors, produire un tel roman – ou du moins une telle seconde partie de roman – où l’on retrouve à ce point l’idéologie fasciste pétainiste ?

La réponse est assez simple : comme tout écrivain, Barjavel se fait l’écho de son temps. Il formule les questions et les angoisses de ses contemporains et ébauche des réponses qui sont, elles aussi, dans l’air. Autrement dit, il est comme ces intellectuels qui, comme l’analyse Sternhell, bien que n’étant pas toujours fascistes ni même de droite, ont servi de caisse de résonnance, d’amplificateur à un mouvement idéologique qui, dans la première moitié du siècle, rencontrait, ne serait-ce que partiellement, les attentes d’un nombre sans cesse grandissant d’individus. Des réponses qui avaient l’évidence du « bon sens populaire », le poids de la tradition et le label des siècles. Des réponses simples, « naturelles », qui interrompaient le tourbillon d’une modernité que l’on ne suivait plus, ou qui semblait conduire l’humanité dans des voies inconnues et inquiétantes.

On ne dénoncera jamais assez le pouvoir apaisant du totalitarisme en général et du fascisme en particulier, même si cela semble paradoxal ou insupportable aux plus démocrates d’entre nous. C’est tellement rassurant de croire que des problèmes complexes ont une réponse simple ! Même si l’on découvre toujours, tôt ou tard (mais souvent trop tard), qu’un tel coup de baguette magique n’est pas possible.

Pourquoi les nations tombent

Et cela conduit à un autre développement tout aussi intéressant : quelles sont les causes de ces apocalypses qui rayent de la carte et de l’histoire des civilisations parfois brillantes ? Dans une conférence TED qui reprend les thèses développées dans ses principaux ouvrages, l’universitaire américain Jared Diamond, professeur à UCLA, énumère les 5 principales raisons de ces disparitions :

– l’impact humain sur les ressources locales ;

– les changements climatiques ;

– les relations avec les sociétés voisines amies ;

– les relations avec les sociétés voisines ennemies ;

– les facteurs politiques, économiques, sociaux et culturels de la société en question, qui lui permettent ou non de prendre conscience des problèmes qu’elle affronte, et de trouver ou non des solutions adéquates.

Il y aurait matière à un mémoire passionnant de Master pour analyser des romans tels que Ravages à la lumière de cette analyse (avis aux étudiants amateurs…). À l’évidence, le monde imaginé par Barjavel est, comme le nôtre, vorace en ressources naturelles, même si des solutions semblent avoir été trouvées dans la fiction. Comme notre époque, il affronte les changements climatiques la tête dans le sable, pareil à l’autruche. Les relations avec les amis sont économiques et se jouent à l’échelle des continents européen et asiatique, tandis qu’on laisse l’Amérique (et le reste du monde) se débrouiller, voire s’entretuer et s’anéantir. Toute ressemblance avec une réalité existante…

Le plus important est le cinquième point ; et Diamond évoque deux raisons majeures qui expliquent pourquoi les sociétés disparues n’ont pas pu réagir efficacement. La première réside dans un conflit d’intérêts entre une élite dirigeante, qui gère ses intérêts à court terme, au détriment des intérêts à long terme de la société qu’elle gouverne. La seconde consiste en la difficulté de renoncer à des valeurs qui ont, jusque là, assurer la solidité et la prospérité de la société, mais qui sont pourtant devenues néfastes.

Il ne faudra pas, aux lecteurs de ces lignes, faire beaucoup d’effort pour adapter cette théorie à notre époque, même s’il convient, comme le fait d’ailleurs Jared Diamond, de constater que notre situation n’est pas désespérée et que nous avons encore des chances et des possibilités d’éviter le désastre. Le plus grand défi consiste à éviter que dans un ou deux siècles, les humains (s’il en reste) se demandent comment il se fait qu’avec toute notre technologie et notre science, nous n’avons pas été conscients des dangers et capables d’y réagir. Alors que non seulement des scientifiques sonnaient l’alarme, mais aussi des artistes…


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