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Bureaucratie et violence


David Graeber est aujourd’hui un des penseurs politiques les plus pertinents. Cet Américain de gauche, anarchiste de conviction, s’était déjà fait remarquer par son excellente analyse de la dette (La dette, 5000 ans d’histoire). Son éditeur français, Les Liens qui libèrent, publie à présent un nouvel essai tout aussi passionnant : Bureaucratie : l’utopie des règles. Il permet de donner un éclairage singulier sur deux faits de l’actualité récente : les expulsions des « zadistes » sur le site de Notre-Dame-des-Landes, et la mort tragique de la petite Mawda.


Nous pensons que les règles sont là pour nous faciliter la vie, pour permettre le « vivre ensemble ». Nous pensons qu’elles sont là pour réduire la violence. Mais David Graeber démonte un long processus historique au terme duquel les logiques d’État et de l’entreprise ont fusionné pour mettre au monde un monstre paralysant : la bureaucratie, ou l’empire des règlements. Et qu’est-ce que la bureaucratie sinon la détestation de l’imagination, de la différence et de la divergence ?

Il n’est pas possible ici de résumer la totalité de cet essai, auquel je ne peux que vous renvoyer in extenso. Je me concentrerai sur un aspect, développé dans la première partie.

Pour Graeber, le marché ne s’oppose pas réellement à l’État : « Le libéralisme anglais, par exemple, n’a pas entraîné le dépérissement de la bureaucratie publique, mais exactement le contraire : l’expansion continuelle de tout l’éventail des juristes, greffiers, inspecteurs, notaires et commissaires de police qui ont rendu possible le rêve libéral d’un monde de libres contrats entre individus autonomes. Les faits sont là : il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV. » Et à chaque fois que l’on tentera, au sein du libéralisme, de réformer le marché, on débouchera sur une augmentation de cette paperasserie. « “Démocratie” a donc fini par signifier : le marché. “Bureaucratie” : l’ingérence de l’État dans le marché. » Ceux qui affirment que les règles sont les garantes de l’égalité sociale oublient que, la complexité de ces règles croissant sans cesse, seul.e.s les plus instruit.e.s sont en mesure de les maîtriser.


Les règles, ceux qui les édictent et ceux qui les enfreignent

La bureaucratie définie de la sorte souffre de nombreux maux, dont le pire réside sans doute dans la complicité qui s’instaure entre celles et ceux qui en assurent le fonctionnement et en maîtrisent les rouages. « Ce n’est pas seulement que certains violent les règles. C’est que la loyauté de chacun envers l’organisation se mesure, en partie, à sa détermination à faire comme si ces violations n’existaient pas. Et puisque la logique bureaucratique s’est étendue à l’ensemble de la société, nous commençons tous à “jouer le jeu”. »

Qui dit bureaucratie dit hiérarchie. La mondialisation est avant tout la mise en place d’une bureaucratie totale, au sommet de laquelle on retrouve les bureaucraties commerciales (FMI, G8, etc.) et des organisations de traités (ALENA, UE, etc.) Viennent ensuite les sociétés financières mondiales (Goldman Sachs, Lehman Brothers, etc.) puis les « mégacompagnies transnationales. » Tout en bas, « les ONG, qui, dans de nombreuses régions du monde, prennent en charge aujourd’hui une grande partie des services sociaux qu’assurait autrefois l’État. »

Cette bureaucratisation mondiale repose sur plusieurs principes qui ne sont jamais explicités ou même simplement énoncés.


Les principes cachés de la bureaucratisation

Le premier de ces principes est la violence, y compris la violence physique : « Chaque fois qu’il est question de « marché libre », il est judicieux de chercher où est l’homme qui tient le fusil. Il n’est jamais bien loin. Le libéralisme économique du XIXe siècle s’est accompagné de l’invention de la police moderne et des agences de détectives privés. Puis, peu à peu, est venue l’idée de donner à ces policiers une autorité, au moins ultime, sur la quasi-totalité des réalités de la vie urbaine […] Nous sommes aujourd’hui si habitués à nous dire que nous avons au moins la possibilité d’appeler la police pour régler pratiquement toute situation difficile que beaucoup d’entre nous ont du mal à imaginer ce que faisaient les gens avant que cette solution soit possible. »


Toutes les relations sociales organisées par les règles et la bureaucratie sont, en dernière instance, régulées « par la menace de la violence » alors que ses tenants veulent faire croire qu’elles ont pour effet de supprimer la violence. Et nous n’y trouvons rien à redire : « Caméras de surveillance, policiers en scooter, émetteurs de cartes d’identité temporaires, hommes et femmes sous toutes sortes d’uniformes, agissant à titre public ou privé, formés dans les tactiques de la menace, de l’intimidation et finalement du déploiement de la violence physique, sont apparus à peu près partout – même dans des lieux comme les terrains de jeu, les écoles primaires, les campus, les hôpitaux, les bibliothèques, les parcs ou les plages, où, il y a cinquante ans, leur simple présence aurait été jugée scandaleuse ou simplement extravagante. »


Le deuxième principe est l’importance de la technologie. Alors que la science-fiction des années 1950 dépeignait notre époque comme hypersophistiquée, avec des voitures volantes, des colonies sur Mars et mille autres inventions fabuleuses, nous n’avons que des ordinateurs, lesquels ne sont au final qu’une « combinaison extrêmement rapide et accessible partout dans le monde de la bibliothèque, de la poste et du catalogue de vente par correspondance. » Et surtout, l’outil par lequel nous passons sans cesse plus de temps à des tâches administratives sans intérêt. Parce qu’il n’est pas tout à fait juste de dire que l’informatique, et Internet en particulier, simplifie la vie et les démarches administratives ; cette apparente simplification est là pour rendre invisible l’augmentation parfois exponentielle de formalités administratives que nous accomplissons tous les jours, « si facilement ».


Le troisième principe est celui des valeurs invoquées, et principalement celle de la « rationalité ». Sans reprendre ici tout le développement (qui occupe le troisième chapitre de l’essai), disons simplement qu’il y a eu progressivement réduction du sens : la rationalité désigne, dans la bouche de ceux qui maîtrisent l’organisation du monde, l’efficacité du système. Efficacité inefficace au demeurant, mais qui se mesure uniquement dans la possibilité offerte à celles et ceux qui se réclament de cette rationalité et de cette efficacité de conserver le pouvoir : « Quiconque déclare fonder sa politique sur la rationalité – et c’est aussi vrai à gauche qu’à droite – affirme ainsi que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui pourraient être fous. C’est peut-être la position la plus arrogante qu’on puisse adopter. Ou alors il entend “rationalité” comme synonyme d’“efficacité technique”. Dans ce cas, il se concentre sur sa façon de faire parce qu’il ne veut pas parler de ce qu’il veut faire à la fin. […] Autrement dit, lorsqu’on se réclame de l’efficacité rationnelle, on n’a pas à se demander à quoi sert vraiment l’efficacité ; donc à évoquer les buts, en fin de compte irrationnels, qui sont censés être les objectifs ultimes du comportement humain. On a ici un autre espace où marchés et bureaucraties parlent en dernière analyse le même langage : ils disent agir essentiellement au nom de la liberté individuelle et de l’auto-épanouissement de chacun par la consommation. »


Malheur aux pauvres et aux divergents

S’opposer à cette efficacité et à cette rationalité, c’est prendre le risque de se faire traiter de fou. Voire de se faire traiter en fou, interné, mis hors circuit, interdit de fonctionner dans ce monde bureaucratisé parce qu’on nous a retiré nos papiers, notre inscription dans les bons fichiers. Il faut donc non seulement avoir la maîtrise de la bureaucratie mais aussi se soumettre aux règles – tout en sachant, comme je l’ai dit plus haut, que la maîtrise de ces règles (et donc le pouvoir de les faire appliquer) autorise in fineà les transgresser. Au bas de l’échelle, les pauvres et les parias sont écrasés par les documents à remplir pour simplement exister ; en haut, les hyper-riches profitent des failles des règles qu’ils ont établies pour s’enrichir davantage. Et la force s’exerce sans pitié sur celles et ceux qui n’ont pas de papier pour prouver leur valeur…


Les zadistes

Emmanuel Macron a renoncé au projet d’aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes. On peut estimer que c’est une sage décision, prise au terme d’un processus plutôt démocratique, puisqu’il y a eu consultation de la population. Soit. Mais il s’en est suivi une répression extrêmement violente des opposant.e.s resté.e.s sur le site et qui voulaient y poursuivre des expériences de vie associative. Plus précisément, une extrême violence s’est exercée à l’encontre de celles et ceux qui voulaient poursuivre ce projet en dehors des règles administratives autorisées. Les images et les témoignages qui ont circulé attestent d’une disproportion absolue dans les moyens policiers mis en œuvre pour lutter contre celles et ceux qui ne menacent pas la sécurité de la République, mais entendent seulement pouvoir poursuivre des projets de société différents (je renvoie à ce propos aux articles publiés par Médiapart, notamment celui-ci). Non, ce n’est pas possible : pour pouvoir rester sur le site, il faut impérativement rentrer des dossiers, compléter des documents. Rentrer dans les clous, ou plutôt dans les données des ordinateurs centraux.


La tragédie de Mawda

Ce qui est arrivé lors de l’interpellation de la voiture emportant des réfugiés est l’expression tragique de cette violence qui menace quiconque ne respecte pas « les règles » – mais rappelons-le ici, des règles qui ne sont ni « justes » ni vraiment « rationnelles », qui n’ont d’autre fonction que d’assurer la maîtrise du pouvoir par qui l’exercent déjà. Jusqu’à présent, cette bureaucratie toute-puissante avait plus ou moins réussi à cacher cette violence ; comme Graeber l’analyse judicieusement, la force est souvent plus efficace lorsqu’elle ne doit pas s’exercer, d’autant qu’elle est « la seule forme d’action humaine qui offre ne serait-ce que la possibilité d’avoir des effets sociaux sans communiquer ». Nous avons parfaitement intégré cette peur, cette menace ; nous nous autocensurons continuellement, nous nous plions au jeu, même si ce jeu nous fait perdre du temps. Mais si nous y sacrifions notre liberté fondamentale en échange de cet ersatz de liberté qu’est la consommation.


Les matraques des CRS sur la tête des zadistes, la balle du policier dans la tête de Mawda devraient nous ouvrir les yeux et démasquer à la fois la supercherie de ces règles et l’inacceptable violence qui la cautionne. « Les policiers passent l’essentiel de leur temps à faire respecter toutes ces règles et réglementations sans fin […] Les policiers sont donc des bureaucrates armés. Si l’on y réfléchit, l’astuce est vraiment ingénieuse. Quand nous pensons aux policiers, nous ne pensons pas, pour la plupart, à des gens qui font respecter des règles. Nous pensons à des combattants anticriminalité, et quand nous disons « criminalité », le genre de crime que nous avons à l’esprit est le crime violent. Alors qu’en réalité la police, en substance, fait exactement le contraire : elle introduit la menace de la force dans des situations qui, sans elle, n’auraient rien à voir avec la violence. »

Les zadistes veulent mettre en place un autre type de société. Les réfugié.e.s ne viennent pas chez nous pour commettre des attentats, mais pour sauver leur peau, donner à leur famille les chances d’une vie meilleure. C’est l’État qui, ici, engendre la violence parce que ces « irréguliers » le menacent dans son essence cachée : sa structure (les zadistes), sa perpétuation (la traque aux réfugié.e.s par électoralisme et la criminalisation progressive de celles et ceux qui tentent de leur venir en aide, désormais taxé.e.s par les responsables politiques de collaboration avec l’ennemi). Est-ce que ces mesures ont la moindre efficacité réelle ? Non. Aucune. Les rodomontades de notre gouvernement sur la question des réfugiés, les effets de muscles ne règlent rien. L’illusion d’une politique « ferme mais humaine » doit encore et toujours être dénoncée pour ce qu’elle est : un mensonge démagogique. Seule la fermeté est de mise, dans la splendeur de son inefficacité et de son inhumanité. Pour ce qui est de l’humain, on peut juste dire que, de fait, ce sont des êtres humains qui en sont les victimes.

Mais nombreux sont ceux qui, même s’ils déplorent le drame, « jouent le jeu » : celles et ceux qui vont insister sur la lourde responsabilité des passeurs, voire celle des parents ; celles et ceux qui vont critiquer toute dénonciation de la responsabilité du gouvernement en taxant ces opposant.e.s d’opportunistes. Sans s’en rendre compte sans doute, ils justifient cette violence d’État, sans vouloir prendre en compte que ces événements sont des étapes qui conduisent à l’extinction de la démocratie.


La vraie efficacité ?

Si l’efficacité, la rationalité et la démocratie étaient ce qui guide les actes de nos gouvernants, les lois fiscales seraient appliquées sans la moindre hésitation, avec toute la rigueur qu’elles supposent. Des solutions réelles et durables auraient été mises en place au niveau mondial pour que cessent les conflits qui engendrent les tragédies des réfugiés, pour que disparaisse les famines et les épidémies, pour que soit rétabli l’équilibre climatique. La conquête de l’espace serait une réalité. Mais, note Graeber avec ironie, la seule machine totalement efficace que notre époque a su mettre au point, qui ne se trompe jamais (ou dont les mécanismes de sécurité ne laissent passer aucune erreur), c’est le distributeur de billets. Et l’essentiel des investissements dans la recherche et le développement a été consacré aux armements, en particulier les missiles qui, malgré toute la propagande (appuyée par le cinéma) sont toujours d’une fiabilité très relative.

Que pouvons-nous faire ? Peut-être déjà, tout simplement, à notre niveau, dans notre boulot, refuser ces règles d’un jeu tronqué où, comme au casino, la banque gagne toujours. Refuser de perdre toujours plus de temps dans des tâches absurdes qui n’ont pas d’autre fonction que de nous empêcher d’être créatifs et imaginatifs. Et retrouver le plaisir du vrai jeu, celui de la liberté, en dehors de toutes règles…


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