On lui avait souvent reproché de n’être pas assez “littéraire”, de jouer la carte des “best-sellers”; Robert Laffont n’avait cependant fait qu’être à l’avance sur ses confrères français. Convaincu du bien-fondé des méthodes américaines, il a rappelé à tous que la littérature ne pouvait pas se confiner à une sphère intellectuelle, voire intellectualiste. Rappel d’autant plus juste que, aux lendemains de la guerre (Laffont crée sa maison en 1943 en zone libre), la littérature française allait s’enfermer dans des voies (hyper)sophistiquées et élitaires qui allaient, pour longtemps, la couper du grand public. On peut joindre la qualité avec le succès ; Laffont le savait et l’a prouvé. Ce n’est pas automatique, bien sûr, et la voie empruntée par ce précurseur est aussi devenu un boulevard de médiocrités – dont Robert Laffont ne peut être accusé. Je ne me lancerai pas dans un bilan complet ; j’aimerais juste dire que je dois à Robert Laffont quelques-unes des lectures qui ont compté dans ma vie et dans ma formation d’écrivain. Il y a eu d’abord les formidables romans de Bernard Clavel, qui, dans une République des lettres qui avait proclamé la mort du roman, a continué, avec d’autres, à maintenir vivante cette tradition qui, aujourd’hui, ressort au plein jour. Mais il y a eu surtout un roman qui a changé ma vie : Par le corps de la Terre de Satprem. Qui connaît Satprem ? Pas grand-monde sans doute, et c’est à mettre à l’actif d’un éditeur réputé ne faire “que” des best-sellers. C’est un Breton devenu sanayassin, en Inde. Il a repris l’ashram de Sri Auribindo. Robert Laffont lui a été fidèle sans relâche ; à l’exception d’un premier roman publié au Seuil, tous les livres de Satprem sont parus chez Laffont. Et Par le corps de la Terre est une merveille. Rien à voir avec un roman “best-seller” et grand public. Une écriture exigeante, mais surtout une histoire qui se joue du temps linéaire, qui se love sur elle-même, un récit cyclique, éternelle ; une écriture d’une audace qui dépasse celle des “Nouveaux Romanciers” d’alors, parce qu’outre sa qualité et sa modernité, elle n’a rien oublié de l’humain et de l’Histoire — c’est d’ailleurs une des richesses inouïes de ce roman que je ne me lasse pas de relire : dans le tourbillon, on découvre à chaque lecture des strates nouvelles, et derrière la quête de fusion entre Orient et Occident, on est surpris de voir surgir une Histoire, celle de la guerre, qui a bien du mal à passer.
Robert Laffont a eu aussi l’immense mérite de mettre au monde une famille d’éditeurs et d’écrivains ; enfants et petits-enfants sont aujourd’hui à la tête de certaines des meilleures maisons parisiennes et poursuivent ce travail et ce programme : joindre la qualité et le populaire. Pour tout cela, et tout le reste que j’oublie ou que j’ignore, merci.
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