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Liberté : attention, danger !


Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, l’Assemblée constituante de 1789 inscrit, dans l’article deux, quatre « droits naturels et imprescriptibles » : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. En mêlant des droits potentiellement aussi incompatibles entre eux, ces véritables révolutionnaires libéraux – je le dis sans la moindre ironie, en me référant au libéralisme originel – sont certainement convaincus que ces droits se tiennent et se renforcent mutuellement ; ils ne font pourtant qu’ouvrir grand les portes du capitalisme qui va déferler sur l’Europe et puis le monde, lequel conduira à la situation que nous connaissons aujourd’hui et qui, depuis longtemps, a établi le divorce radical entre la liberté et la résistance d’une part, la propriété et la sûreté de l’autre.


Laissez-moi, pour illustrer ce point de vue, faire un petit cheminement cinématographique à travers trois films.

Easy Rider, de et avec Dennis Hopper (et Peter Fonda) sort en 1969 et va, ne serait-ce que par la qualité exceptionnelle de sa bande son, marquer son époque : celle de la fin annoncée du mouvement hippie. C’est l’histoire de deux dealers de Los Angeles qui traversent les States sur leurs choppers pour aller faire la fête au carnaval de la Nouvelle-Orléans. Dans une petite ville, sur leur trajet, ils se font arrêter à tort et rencontrent un jeune avocat, défenseur des droits civiques (Jack Nicholson). Libérés, ils se retrouvent au bord de la route, assis autour d’un feu de camp, et la discussion s’engage :


— Tu sais, avant, ce pays était super. J’arrive pas à comprendre ce qui a mal tourné.

— Tout le monde a la trouille, voilà. On peut même pas aller dans un hôtel minable. Ils pensent qu’on va leur couper la gorge. Ils ont peur.

— Ils ont pas peur de toi. Ils ont peur de ce que tu représentes.

— Allez… Tout ce que nous représentons pour eux, c’est quelqu’un qui a besoin d’une bonne coupe de cheveux !

— Oh non… ce que tu représentes, pour eux, c’est la liberté.

— Qu’est-ce qu’il y a de mal avec la liberté ? Il y a que ça qui compte, non ?

— C’est vrai, il n’y a que ça qui compte. Mais en parler et être libre, c’est pas la même chose. C’est dur d’être libre quand tu es un produit acheté au supermarché. Mais ne leur dis jamais qu’ils ne sont pas libres ; ils se mettraient à tuer et à massacrer pour te prouver qu’ils le sont. Oh oui, ils vont te parler sans arrêt de liberté individuelle. Mais s’ils voient un individu libre, ils paniquent.

— Ils ne partent pas en courant…

— Non. Et ça les rend dangereux.


Paint your Wagon sort la même année mais illustre un genre très différent ; ce western musical de Joshua Logan, adapté d’une comédie musicale (La Kermesse de l’Ouest en français) décrit la rencontre improbable d’un solitaire endurci, Ben Rumson (Lee Marvin) avec Pardner (Clint Eastwood), un jeune fermier parti comme Ben à la recherche de l’or. Ils tombent tous deux amoureux d’Elizabeth (Jean Seberg) avant de se disputer. Au moment où le filon s’épuise et où tous les mineurs s’en vont, Ben parcourt les rues boueuses de la petite ville bientôt fantôme et discute avec un passant :


— Toi aussi tu t’en vas, Ben ?

— Non.

— Moi non plus. Je crois qu’il y a deux sortes de gens dans le monde : ceux qui partent et ceux qui restent. Pas vrai ?

— Non, ce n’est pas vrai.

— Qu’est-ce qui est vrai alors ?

— il y a deux sortes de gens dans le monde : ceux qui vont quelque part et ceux qui vont nulle part.

— Je ne suis pas d’accord, Ben.

— C’est parce que tu ne comprends rien à ce dont je parle. Je suis un ex-citoyen de nulle part, et parfois, j’ai terriblement le mal du pays.


« I’m a ex-citizen of nowhere and sometimes I get bloody homesick » ; une des quelques phrases que j’aurais voulu écrire ! Mais passons d’abord au troisième film, plus récent : sorti en 2007, Into the Wild, de Sean Penn, raconte l’histoire vraie de Christopher McCandless, jeune étudiant brillant qui, quand il fête l’obtention de son diplôme avec ses parents et sa petite amie, comprend que sa vie est désormais tracée jusqu’à la tombe : un boulot, une voiture, une maison, une femme, des enfants… Alors, il décide de rompre avec tout ça, brûle ses papiers, envoie ses économies à Oxfam et se lance sur les routes pour un périple qui le conduira finalement en Alaska, dans l’épave d’un bus. Pendant son périple, il rencontrera des gens qui se prendront d’affection (parfois amoureuse) pour lui : une jeune fille, un vieil homme qui a perdu son fils à la guerre, et d’autres encore. Lorsqu’il constate, après deux ans de solitude, que « le bonheur n’est vrai que s’il est partagé », il décide de rentrer chez lui ; mais la rivière en crue l’en empêche. Peu après, il mourra de la plus stupide des manières (pour autant qu’il y en ait d’intelligentes), en confondant deux types de baies dont l’une est comestible, mais l’autre terriblement toxique.

Ces trois films – notons au passage que la musique y joue chaque fois un rôle majeur – traitent de la même chose et posent la même question : est-il dangereux d’être libre ? Les deux motards d’Easy Rider mourront stupidement aussi, abattus sur la route par des cul-terreux qui s’amusent à faire un carton sur eux. Faut-il conclure, comme on pourrait le faire pour Chris, que la liberté est dangereuse d’abord pour ceux qui exercent ce droit « naturel et imprescriptible » ? Pire : est-elle intrinsèquement dangereuse, au point de rendre dangereux ceux qui sont libres ?


La religion, étymologiquement, est ce qui relie. Ce qui tisse des liens entre les humains et leur dieu, entre les humains d’une même communauté. La liberté, c’est ce qui rompt les liens. Chris, lors de ce repas au restaurant, se découvre plus que « relié » : il est enchaîné. Par son diplôme, sa voiture, ses parents, sa copine, son milieu social, son ancrage. Sur la route, d’autres liens se noueront, qu’il rompra toujours, semant derrière lui la tristesse, voire le désespoir. Oui, les êtres libres font mal. Oui, la liberté (des autres) effraie. C’est pour cette raison que les humains ont inventé la société.

« Freedom’s just another word for nothing left to lose », chante Janis Joplin dans « Me and Bobby McGee ». « La liberté n’est qu’un autre mot pour dire qu’on n’a plus rien à perdre ». En écho, « Society » que chante Eddy Vedder pour Into the Wild précise : « You think you have to want /More than you need /Until you have it all you won't be free » (« Tu crois que tu dois vouloir plus que ce dont tu as besoin, et tant que tu ne l’auras pas, tu ne seras pas libre.»)

Les biens que nous possédons nous possèdent encore plus sûrement, et notre libre-arbitre, glorifié depuis saint Augustin, n’est peut-être qu’une illusion de l’esprit pour nous faire croire que nous choisissons librement de renoncer à notre liberté. C’est le paradoxe de ce « droit naturel », et sa singularité. Les autres sont plus simples : on ne peut pas, en sécurité, se mettre en danger ; on ne peut pas, en possédant quelque chose, ne pas le posséder ; on ne peut pas, en résistant à l’oppression, s’y soumettre. Mais on peut librement vendre sa liberté, et continuer à se croire libre. Nous le faisons tous les jours, ne serait-ce qu’en renonçant à notre liberté plusieurs heures par jour, à travers le travail salarié, ou simplement rémunéré. L’esclavage, construit intellectuellement sur le concept de la dette d’honneur, est l’aboutissement ignoble de ce raisonnement logique, mais tellement irrationnel.


La difficulté d’être libre

Quoi que nous disions, nous n’avons peut-être pas tellement envie d’être libres. Surtout dans une société où l’avoir prévaut sur l’être, où un individu est défini et reconnu en fonction de ce qu’il possède plus que de ce qu’il fait. Lorsque Diogène, qui a brisé le dernier bien qu’il possédait – une tasse – le jour où un enfant lui a fait comprendre qu’il n’en avait pas besoin pour boire, demande à Alexandre le Grand de se bouger parce qu’il lui fait de l’ombre, il est, et il est libre. Alexandre possède un pouvoir qui le conduira à sa perte prématurée ; mais même s’il avait vécu vieux et puissant jusqu’au bout, aurait-il été plus libre que Diogène ?

D’une certaine manière, oui : Alexandre était infiniment plus libre que Diogène de disposer de la liberté des autres. Alexandre avait la liberté absolue qu’offre le pouvoir absolu – pour autant que l’on choisisse d’ignorer qu’il n’y a pas de maître sans esclaves, de dominant sans dominés. D’assistant sans assistés. Alexandre est prisonnier de son pouvoir ; Diogène de sa pauvreté et de son dénuement. Car qui parmi nous accepterait l’être pur, sans aucun avoir ? Oserions-nous vraiment déclarer que les SDF qui se multiplient dans nos rues sont les seuls citoyens vraiment libres de notre société ? Ce serait d’une impudence totale… Ou alors, dans le sillage des penseurs des années 1960 qui, avec une sombre délectation d’intellectuels dégagés des contingences qu’ils décrivaient, se sont penchés sur la question de l’aliénation, il faudrait nous efforcer, comme nous y invite Camus, à « être logique jusqu’au bout » et déclarer que la folie seule – on sait malheureusement qu’une majorité de ces SDF souffrent de troubles mentaux graves – est la clé de la liberté totale. Et encore ne sommes-nous pas au bout du raisonnement logique (et qui, en l’occurrence, n’est vraiment pas rationnel) ; le fou peut être enfermé. Dès lors, la conclusion ultime serait de considérer que la mort est l’unique solution pour être pleinement et définitivement libre. Mais on touche ici encore au paradoxe : cette libération dans la mort est celle du martyr, du saint qui se sacrifie, qui renonce à une vie sans intérêt, pleine d’obstacles, de vices, de péchés, pour accéder à un paradis promis par des prêtres qui, eux, prennent grand soin de vivre vieux. « Mourir pour des idées », chantait Brassens. Une liberté qui ne trouverait sa pleine expression que dans la promesse d’une religion qui nous enchaîne à des espoirs, voire des illusions ; peut-on vraiment appeler cela une liberté ? Et pour ceux qui ne croient en rien et, nihilistes, cherchent la libération dans le néant : de quelle liberté parle-t-on ? Peut-il y avoir, pour l’humanité, une liberté sans conscience d’être libre ?


La peur des êtres libres

La liberté des autres peut nous effrayer pour deux raisons. D’abord, lorsqu’elle est le reflet inversé de notre manque de liberté, de notre aliénation. L’humain est grégaire : la solitude effraie et la similitude rassure. Dans Le comte de Montecristo, on assiste à une exécution capitale à Rome. Deux condamnés à mort sont conduits vers l’échafaud. L’un d’eux, grâce à un stratagème, va bientôt être libéré, mais son comparse l’ignore ; du coup, il accepte son sort. Mourir à deux ne serait que mourir à moitié. Voilà que l’on annonce la clémence pour l’un, tandis que le bourreau, impitoyable, se saisit de l’autre pour l’exécuter : le voilà qui se met à hurler, à se débattre. Mourir seul quand l’autre est libéré, c’est mourir doublement.

Il s’agit ici d’une liberté – ou de son manque – entre égaux. Et l’on comprend pourquoi les révolutionnaires de 1789 ont lié la liberté et l’égalité : une société où tous les individus seraient parfaitement libres équivaudrait à une société où ils seraient parfaitement égaux ; mais il en va de même pour une société où pas un seul ne serait libre. La première est utopie; la seconde, c’est la réalité sans cesse répétée de la tyrannie et du totalitarisme.

Tous égaux dans l’absence de liberté n’est pourtant qu’un leurre. Car il y en a toujours qui seront « plus égaux » que les autres. Une clique au pouvoir qui sera absolument libre, au même titre qu’Alexandre le grand.

Pierre Desproges, dans sa « chronique de la haine quotidienne » consacrée à l’assassinat du premier ministre suédois Olof Palme (le 28 février 1986), opposait la liberté individuelle et la dictature et concluait :


Cela dit, en cherchant bien, on finit par trouver au régime démocratique quelques avantages sur les seuls autres régimes qui lui font victorieusement concurrence dans le monde, ceux si semblables de la schlag en bottes noires ou du goulag rouge étoilé. D'abord, dans l'un comme dans l'autre, au lieu de vous agacer tous les soirs entre les oreilles, je fermerais ma gueule en attendant la soupe dans ma cellule aseptisée. Et puis, dans l'un comme dans l'autre, chez les drapeaux rouges comme chez les chemises noires, les chefs eux-mêmes ont rarement le droit de sortir tout seuls le soir pour aller au cinéma, bras dessus, bras dessous avec la femme qu'ils aiment.

Les chefs des drapeaux rouges et les chefs des chemises noires ne vont qu'au pas cinglant de leurs bottes guerrières, le torse pris dans un corset de fer à l'épreuve de l'amour et des balles. Ils vont, tragiques et le flingue sur le cœur. Ils vont, métalliques et la peur au ventre, vers les palais blindés où s'ordonnent leurs lois de glace. Ils marchent droits sous leurs casquettes, leurs yeux durs sous verre fumé, cernés de vingt gorilles pare-chocs qui surveillent les toits pour repérer la mort. Mais la mort n'est pas pour les chefs des drapeaux rouges ni pour les chefs des chemises noires. La mort n'est pas aux fenêtres des rideaux de fer. Elle a trop peur.

La mort est sur Stockholm. Elle signe, d'un trait rouge sur la neige blanche, son aveu d'impuissance à tuer la liberté des hommes qui vont au cinéma, tout seuls, bras dessus, bras dessous, avec la femme qu'ils aiment jusqu'à ce que mort s'ensuive.[1]


Le point d’équilibre

En latin, « liber » a deux significations : « liber, libera, liberum », adjectif, qui signifie « libre » ; « liber, libri », qui désigne le livre (et le mot français dérive naturellement de « librum », l’accusatif, le « b » devenant « v », comme « habere » donnera « avoir »). Mais si le nom latin « liber » désigne le livre, ce n’est pas parce que les Romains considéraient que la liberté était une affaire de littérature : le mot a d’abord désigné la partie vivante de l’écorce qui a été le premier support d’écriture utilisé par eux. Le support a fini par désigner l’objet, comme la toile pour la peinture qu’on y crée.

On le voit : on ne sort pas des conclusions que Camus expose dans Le mythe de Sisyphe. En lien avec la question du suicide, celle de la liberté nous oblige à chercher le point d’équilibre et de tension. « Snow can burn your eyes / But only people make you cry » (« La neige peut te brûler les yeux, mais seuls les gens te font pleurer »), chante Lee Marvin ; fuir la société humaine pour échapper à la souffrance conduit-il à la liberté ? Ou plutôt, quel est le goût de cette liberté qui ressemble à une antichambre de la mort, à un repli sur soi égotique ? Comme ces personnes qui chérissent leur animal de compagnie parce qu’il ne leur fera jamais de mal… sauf lorsqu’il mourra, et qu’elles se retrouveront seules, désespérément seules et tristement libres.

La liberté est liée à la vie, comme toutes ces valeurs auxquelles se réfèrent les membres de l’Assemblée constituante, et de manière peut-être plus intense encore. Les possessions disparaissent avec la mort : c’est le thème central des vanités, ces natures mortes qui nous enseignent qu’il ne sert à rien d’être le cadavre le plus riche du cimetière. Oui, tout est vain face à la mort : mais l’idée de liberté est un vent qui souffle sur les tombes, parce que le plus vieux rêve de l’humanité est sans doute de se libérer de la mort. La majorité a confié cette tâche à la religion ; d’autres à la science. D’autres enfin entendent que la liberté est la qualité première de la vie, et que celle-ci nous traverse, nous enrichit et s’enrichit de ce que nous aurons été, avant de poursuivre sa route. Pour nous, il s’agit de la conjuguer au temps de la vie. De notre vie. Notre existence. Et nous découvrons qu’il est impossible d’être pleinement libre sitôt que l’on accepte d’être responsable. Sitôt que l’on accepte que d’autres vivent près de nous, avec nous. Ce n’est pas tout de dire que ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre : ce serait considérer les libertés comme des bulles hermétiques, autrement dit les cellules d’une gigantesque prison. Non : ma liberté n’existe qu’au contact de celle de l’autre. Elles s’enrichissent mutuellement si elles se respectent. Je suis responsable de ta liberté, et toi de la mienne. Nous en sommes les garants mutuels. Partager ses libertés, ce n’est en restreindre aucune.

Après tout, n’est-ce pas le défi, si difficile à réaliser mais tellement stimulant, que nous propose Camus, lorsqu’il conclut l’histoire de Jonas, ce peintre malheureux à cause de son succès et qui, ne pouvant dire non, se laisse dévorer par les autres qui ne respectent ni sa liberté ni son talent ? À la fin, Jonas ne se suicide pas, au contraire : après être passé par une phase de libération égoïste et de solitude aux limites de la folie, il revient chez lui, près des siens et entreprend une nouvelle toile :

Jonas écoutait la belle rumeur que font les hommes. De si loin, elle ne contrariait pas […] ces pensées qu’il ne pouvait pas dire, à jamais silencieuses, mais qui le mettaient au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif (je souligne).

S’il s’effondre, sa vie n’est pas en danger : « Il guérira. » Et la toile qu’il laisse contient toute la difficile et simple sagesse de la liberté :

Rateau regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire (Camus souligne).

Être libre ; être solitaire et solidaire. Être avec soi et pour les autres, être pour soi et avec les autres. La liberté n’est pas lien ; elle est réciprocité.


[1] Voir le texte complet.

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