La vie malgré tout
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L’instant même
1994
Poche :
Il y avait sans doute eu, d’abord, un sentiment diffus de trop-plein. D’excès, bien qu’il n’aurait su dire de quoi. C’était un ensemble, une foule dans laquelle il savait que seuls quelques coupables condamnaient la majorité innocente. C’était bien cet ensemble, cet agglomérat qui devint insupportable. Par-dessus la vision qu’il avait du monde, l’étouffement qui le prenait dessinait de nouvelles images, floues et éparses au départ, puis de plus en plus nombreuses et précises.
La mort veille, elle a tout son temps. Mais nous, de quel temps disposons-nous ? Dans ce second recueil, Vincent Engel ose avancer que « nous sommes tous des faits divers » avant de tracer un chemin d’élévation qui trouve dans la relation émouvante d’un fils et de sa mère à l’agonie la voie de transcendance. Dans l’art, l’écriture, la mort veille aussi. Là, elle a tout son sens.
Le Messie
Ce soir, tête lourde, et mon eczéma sur l’épaule me fait des misères. Je rentre de ce cercle, près de chez moi, où je vais tous les vendredis soirs, parce qu’il y a du monde, des verres abandonnés qu’on me laisse achever. De temps en temps, je trouve une assiette encore bien garnie. Et puis, il y a toujours quelqu’un pour m’offrir une bière, ou du vin, ou un morceau de pain. À part ça, ils me laissent tranquille, et moi de même. Ce soir, il y avait trop de verres à finir. Mais j’ai réussi à ne pas salir ma belle chemise blanche, que je mets toutes les semaines pour aller au cercle. Trop de verres à finir. Mal de tête. Il y avait aussi une conférence. Je n’ai pas tout écouté. Ils devraient m’inviter à parler, je pourrais également raconter des choses intéressantes. Trop mal de tête. La bière ne devait pas être bonne.
***
Je ne me souviens plus de quoi ils parlaient, hier soir, au cercle. Je n’ai plus mal de tête, mais je ne me souviens plus. Pourquoi ai-je tant bu ? Et il y a une tache sur le col de ma chemise. Hier soir, j’ai encore oublié de mettre la pommade sur mon eczéma, et ce matin, il n’a jamais été plus fort. J’ai l’impression, quand je ne sais plus retenir ma main, quand ça chatouille trop, qu’il se répand partout, sur mon visage surtout. J’ai beau frotter, ça ne part pas. Et dans mon miroir, je ne vois rien. Peut-être mon miroir est-il trop sale. Je devrais le laver, comme ma chemise. Pourquoi tout dans ma vie est-il aussi sali ? Je n’étais pas comme ça avant. Quand ? Je ne sais plus. Un rêve, un soir où j’avais trop bu, une fois encore ? Peut-être les choses n’ont-elles jamais été différentes, mon miroir propre, ma chemise blanche.
***
Cet après-midi, je suis allé à la Bibliothèque Royale. J’y vais souvent. J’aimerais devenir intelligent, instruit, comme les gens qui viennent au cercle pour parler ou pour écouter les autres parler. Eux, ils ne boivent pas, ils ne vident pas les verres abandonnés. Alors, je vais à la Bibliothèque, je lis beaucoup, surtout les encyclopédies, c’est là qu’on apprend le plus. Mais comme je n’ai pas très bonne mémoire, je recopie ce que je lis, tout, mot à mot. J’ai sans doute déjà recopié plusieurs fois le même passage, la même page ; j’oublie souvent où je range mes notes. Mais un jour, je pourrai moi aussi aller parler devant eux, et comprendre ce qu’ils disent. J’espère quand même pouvoir disposer de mes notes, pour ne pas dire de bêtises.
Mais de quoi leur parlerais-je ? J’ai lu aujourd’hui un article intéressant, sur le Pérou je crois. Je ne sais plus. Les feuilles ont dû glisser de ma poche alors que je rentrais chez moi.
***
Les gens du cercle ne sont pas des gens comme moi, pas seulement parce qu’ils sont plus intelligents et ne vident pas les verres des autres. Je l’ai vraiment réalisé ce soir. Ils sont juifs. Il faudra que j’aille voir à la Bibliothèque ce que ça peut vouloir dire. Les seules choses que j’ai sues sur eux, c’est ce que le curé en disait quand j’étais enfant. J’ai oublié ce qu’il disait, je ne notais pas encore tout. Mais je crois que ce n’était pas gentil. C’est sans doute parce qu’il n’était jamais venu au cercle. Il ne parlait pas des mêmes juifs ; les miens sont vraiment bien. Ce soir, j’ai demandé à l’un d’eux si le col de ma chemise était propre, parce que j’ai oublié de le nettoyer cette semaine, et il m’a dit qu’il était parfait, et que ma chemise m’allait comme un gant. Mon eczéma me laissait tranquille, j’avais mis la pommade, et j’avais pu boutonner le col. Je devais avoir belle allure, on me regardait souvent. S’ils sont juifs, ce sont de bons juifs. Ils m’admiraient. Je sais qu’ils se demandaient quand, enfin, je viendrais leur parler. Pas encore, il faudra qu’ils attendent un peu. Je n’ai pas rassemblé toutes les notes dont j’ai besoin, et j’hésite sur le sujet. Le Pérou intéresse-t-il les juifs, si bons soient-ils ? Demain, il faudra que je trouve autre chose. Pas ce soir. Ils devraient prendre du vin moins acide. Mon stylo coule, j’ai de l’encre plein les doigts. Mieux vaut cesser ici.
***
Il faut absolument que je nettoie ma chemise cette semaine. En l’enlevant, hier soir, j’y ai fait de grosses taches d’encre. Et celle du col n’est pas partie. Je l’ai noté sur un grand papier que j’ai collé sur la porte de ma chambre. Comme ça, je ne risque plus de l’oublier.
***
À la Bibliothèque, j’ai commencé à faire des recherches sur mes juifs. Il y avait un long article dans l’encyclopédie. Quelle histoire ! Je comprends qu’ils aient tant de chose à raconter. Et je suis content de n’être pas juif. Toujours risquer de devoir voyager, parfois même dans le désert, et sans être sûr de trouver là où on va un cercle aussi accueillant… se retrouver dans des rues qu’on ne connaît pas, moi qui, même dans ce quartier où je vis depuis toujours, me perds encore, parfois, quand j’ai trop bu.
***
Aujourd’hui, j’ai lu dans un livre que c’était les juifs qui avaient tué Jésus. Il y avait déjà des juifs à cette époque ? Les miens, en tous cas, n’ont pas des têtes d’assassins, même pas le costaud qui surveille l’entrée et me dit toujours gentiment bonsoir. Bien sûr, ça ne peut pas être eux qui ont tué Jésus, c’était il y a trop longtemps, mais si ceux-là étaient déjà juifs et si les miens le sont encore, il devrait y avoir un lien, on devrait voir quelque chose.
Peut-être, s’ils sont si gentils avec moi, qui ne suis pas juif, est-ce parce qu’ils croient que je mène une enquête sur ce vieux crime, et qu’ils ont peur que je ne les chasse dans le désert…
***
Ce soir, je les ai bien observés, et j’ai même posé l’une ou l’autre question. J’ai dû les effrayer ! Ils se voyaient déjà, rentrant chez eux, pour préparer leurs valises et repartir vers le désert, ou pire, arrêtés comme criminels ! Mais mon enquête m’a rassuré : ce ne sont pas eux, les assassins. J’en suis sûr. Je ne leur ai pas dit, je n’ai pas envie qu’ils cessent de me craindre et de m’offrir à boire. Si ce sont les juifs qui ont tué Jésus, ce ne sont pas les mêmes que les miens. Peut-être ceux de mon curé, mais pas les miens.
J’avais oublié, malgré le papier — je sais pourquoi, il s’est décollé, je viens de le retrouver par terre —, de laver ma chemise. Je m’en suis rendu compte quand, comme chaque fois que je vais écouter leurs histoires, j’ai voulu enlever mon manteau. Je l’ai vite remis, ils n’ont pas eu le temps de s’en apercevoir. Quelle chance ! Ils auraient pu ne plus me prendre au sérieux.
Mais quelle chaleur…
J’ai oublié de quoi ils parlaient, ce soir. Au fait, je n’ai pas compris, ils ne parlaient pas français. C’était une espèce de flamand, mais ce n’était pas du flamand, sinon j’aurais pu comprendre une bonne partie.
De temps en temps, quelqu’un tournait la tête vers moi. Est-ce qu’ils parlaient de moi ? Ça ne m’étonnerait pas. Si un jour je viens leur faire une conférence, ce sera pour exposer les résultats de mon enquête. En français.
***
Ce matin, en allant à la Bibliothèque, je suis passé devant le cercle. Ils avaient mis un panneau sur la porte, et j’ai noté dans mon petit carnet : cercle juif laïc. Laïc ? Je comprenais assez bien les autres mots, mais pour celui-là, j’ai dû aller regarder dans le dictionnaire. « Laïc : qui ne fait pas partie du clergé ». Ce doit être pour cette raison que je n’ai jamais vu d’abbé au cercle. Mais non, c’est normal. Je ne comprends même pas pourquoi ils ont mis “laïc” sur leur panneau. S’ils sont juifs, ils ne sont pas chrétiens ; ils ne peuvent pas être curé. Ils sont donc d’office laïcs. C’est peut-être à cause de cela que mon curé ne les aimait pas.
***
Ce que j’ai appris aujourd’hui est terrible. Je suis horriblement fâché. J’ai lu une légende juive qui raconte qu’il faut toujours bien accueillir les mendiants et les pauvres, parce que ça peut être quelqu’un d’important qui se déguise : Élie. C’est son nom. Un prophète. Le prophète Élie. Et il faut surtout l’inviter le vendredi soir.
Ils me prennent donc pour un mendiant. Pas pour un inspecteur. Moi qui mets toujours mes plus beaux habits pour aller chez eux ! Un mendiant ! Moi qui passe mes journées à lire leurs histoires pour leur préparer un beau discours ! Moi qui allais les innocenter ! Un clochard ! Ils se moquent de moi !
***
Hier soir, c’était vendredi. Je suis resté chez moi, à boire tout seul. Ils ont dû passer une mauvaise soirée, sans leur « prophète » ! Tant mieux pour eux. Je ne suis pas un clochard, même si je n’ai pas encore nettoyé ma belle chemise. C’est simplement à cause de ma mauvaise mémoire.
Ils vont me regretter.
***
Aujourd’hui, à la Bibliothèque, je me suis juré de ne plus rien lire sur eux, et j’ai entamé des recherches sur le Pérou. Mais le cœur n’y est plus. Je suis rentré plus tôt chez moi, avec une grande bouteille de vin. Ça ne vaut plus la peine que je nettoie ma chemise ; j’ai même envie de la leur envoyer, comme symbole. Ils comprendront que leur prophète n’est pas celui qu’ils croient, et que je suis allé me faire accueillir ailleurs.
Mais où ?
Et si c’était vrai, si j’étais ce prophète Élie ? Prophète… c’est mieux que clochard… Non. Je ne suis pas un clochard. Je ne leur pardonne pas.
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Ce soir, ça va faire le deuxième vendredi que je n’irai pas au cercle. Ils vont vraiment s’inquiéter. Tant pis pour eux.
Le vin que j’ai acheté n’est pas bon, c’est pour cela sans doute qu’il était si peu cher. Il a coulé sur ma chemise, et je crois que les taches ne partiront pas. J’ai remis ma belle chemise, pour me moquer d’eux, et je suis presque content de ces nouvelles taches. Moi, un clochard ! Tiens donc… quand je pense que je lis certainement plus qu’eux… Eux, ils parlent beaucoup, mais ça ne prouve pas qu’ils sont intelligents. Moi, je sais me taire. Il y a aussi que j’oublie si vite…
Et si, malgré tout, j’étais ce prophète ? Ils ne pensent peut-être pas que je suis un clochard… Ils ont pu trouver que j’ai une tête de prophète, tout simplement. Pourquoi pas ? De toute façon, ma bouteille est vide, et il est encore tôt. Allez, je leur pardonne. Le prophète retourne au cercle. Mon pull cachera les taches. Et puis, un prophète peut se permettre certaines choses.
***
Qu’ils étaient contents de me revoir ! Quel monde ! Ils avaient même fait venir des musiciens, pour un concert, et bien entendu, ils ne m’ont pas fait payer. Je ne suis pas resté longtemps dans la salle du fond, il y avait trop de bruit. Je les ai laissés fêter mon retour, et je suis allé faire un petit tour dans la cafétéria. Quel festin ! Que de verres, d’assiettes !
J’ai dû manger et boire un peu trop vite, et je me suis senti mal. Je suis parti discrètement, en disant au portier de les remercier. Il ne faut pas qu’ils voient le prophète malade.
***
Quel prophète, cet Élie ! J’ai lu beaucoup de choses sur lui, c’est un des plus importants. Dire que, sans aller au cercle, j’aurais pu passer ma vie en ignorant qui j’étais.
Elie annonce la venue du messie.
Le messie ?
***
Je comprends mal. Jésus était le messie. Les juifs ont tué Jésus. Le prophète Élie annonce le messie. Contrairement aux chrétiens, les juifs attendent encore le messie. Mais si Jésus l’était, pourquoi ne l’ont-ils pas reconnu, pourquoi l’auraient-ils tué ? Et pourquoi Élie continuerait à annoncer quelqu’un qui est déjà passé ? On ne lui a pas dit ? Si je suis le prophète, dois-je annoncer que Jésus va venir, ou qu’un autre messie va arriver ? Moi, je sais que ce ne sont pas les juifs qui ont tué Jésus. Comme je suis le prophète, je dois annoncer le messie. Donc, Jésus ne serait pas messie ? Si mon curé m’entendait, il ne serait pas content. Que c’est compliqué…
Donc, mon curé croit que Jésus est venu, et mes juifs l’attendent encore. Qui a raison ? Et moi, là-dedans, que dois-je faire ?
Si mon curé a raison, je ne peux pas être le prophète Élie. Mais si les juifs attendent toujours que le messie vienne, c’est qu’ils n’étaient pas là quand il est venu — ce qui prouve aussi qu’ils n’ont pas pu le tuer. Mais alors, si je ne suis pas le prophète, pourquoi m’accueillent-ils si bien ?
Et si j’étais le messie, qui revient pour les juifs ?
Quelle surprise ce serait pour eux !
***
C’est évident. Je ne suis pas Élie. Je suis le messie.
Mon eczéma, d’ailleurs, me laisse tranquille depuis quelques temps : miracle…
***
Vendredi prochain, je vais leur révéler mon identité. Mais il faut que je me prépare. Je n’ai pas d’argent pour acheter une nouvelle chemise, et les taches ne sont pas toutes parties au lavage, mais c’est sans importance, l’habit ne fait pas le messie. Je suis allé à la messe tous les soirs, pour me rappeler les prières, et je les ai recopiées soigneusement. J’ai bien observé le curé, en prenant aussi des notes, pour savoir comment je vais leur annoncer ça. Je crois que j’ai une bonne idée : j’irai au milieu de la salle, j’ouvrirai grand les bras et je dirai : « en vérité, je vous le dis, je suis le messie ! » J’imagine déjà leurs têtes… Vivement vendredi soir !
***
Je viens de rentrer du cercle. Je ne leur ai rien dit, finalement. Je n’ai pas ouvert les bras en criant : « en vérité, je vous le dis… » Non pas que je ne croie plus être le messie. Mais mes lectures m’ont profité, j’ai réfléchi.
Comme je l’ai lu, il semblerait que la seule chose qui distingue les chrétiens des juifs, c’est que ceux-ci attendent encore le messie. S’il venait, si je leur disais qui je suis, ils n’auraient plus besoin d’être juifs, avec tous les risques que ça comporte. Ils deviendraient chrétiens, puisque la différence aurait disparu. S’ils cessaient d’être juifs, ils cesseraient leurs activités juives. Et alors, où le messie irait-il passer ses vendredis soirs ?
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