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Et dans la forêt, j'ai vu

Et dans la forêt, j'ai vu

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Toscane, 1928. Dans un village isolé et pauvre, la fille du maire, qui n’a plus prononcé un mot depuis la disparition de sa mère, semble s’éveiller à l’arrivée d’un cirque itinérant sur la place du bourg.

Bientôt s’installe une confrontation entre les saltimbanques et le maître des lieux. Que s’est-il passé, jadis, dans la forêt qui borde le village ? Quel mystérieux pouvoir possède le vieil éléphant de la troupe ? Où commence l’illusion, où s’arrête la réalité ?

Une histoire de rêve et d’évasion, pour réfléchir à la réalité du pouvoir et au pouvoir de la réalité.

Ce roman est le premier que j’écris pour des jeunes adolescents. Au départ, c’était une idée pour un spectacle, proposée à Franco Dragone après avoir découvert les shows de Las Vegas. Puis, avec Benjamin Cuvelier (qui a réalisé la couverture du roman), nous avons commencé à réfléchir à une bande dessinée. En attendant que Ben trouve le temps de s’y mettre, j’ai écrit le roman.

Depuis, le projet BD s'est concrétisé et il est sur les rails ! À suivre…

Qui sait, quand la magie s’en mêle, tout est possible.

  • Assis sur la planche en bois à côté de Luigi, Sandro somnole. La route de terre est douce pour les roues du vieux chariot, et les deux chevaux, à l’avant, prennent leur temps sous le soleil pesant. À quoi servirait de courir ? Luigi laisse les rennes pendre et se fie à ses montures. Ils arriveront toujours à temps dans le prochain village ; là, faudra voir l’accueil. Il y a des fascistes qui n’aiment pas les saltimbanques, et le petit cirque de Luigi n’est pas du genre flamboyant. Depuis 1922 et l’arrivée au pouvoir du Duce, les affaires périclitent. Mais c’est peut-être une excuse. C’est peut-être lui, Luigi, qui vieillit. L’illusionniste s’illusionne avec ses « peut-être » ; il vieillit, et Mussolini n’y est pour rien. Ce qui n’empêche pas Luigi de détester Mussolini.

    Pourtant, en matière d’illusion, il faut reconnaitre que le Duce s’y connaît. Luigi a assisté à quelques meetings et il a vu comment les rues des villes et des villages paradaient en l’honneur de celui qui rendait à l’Italie humiliée son honneur et ses vertus… Ce que le saltimbanque réussit à faire dans le huis clos minuscule de son chapiteau, Mussolini l’accomplit à l’échelle d’un pays entier. Il a dressé les Italiens et les Italiennes, quitte à les dresser les uns contre les autres, il en a fait des moutons, ou des chats, ou des cochons pour certains, des loups pour d’autres. Tous viennent manger dans sa main, et tous redoutent son fouet. Luigi crache par terre ; jamais il n’aurait engagé ce Benito dans son cirque, même si la fortune était assurée. Jamais les spectacles de Luigi n’ont trompé les gens pour le plaisir de les berner. S’il les trompe, c’est pour leur offrir du plaisir, sans qu’ils soient dupes.

    Luigi soupire. Il n’aime pas ce que l’Italie devient. Ces chemises noires qui terrorisent tout le monde, ces saluts soi-disant romains, cette exaltation de l’empire, l’ancien et le nouveau ; c’est un évangile qui sonne comme une apocalypse. Derrière les stucs et le carton pâte, il sait, Luigi, qu’il y a des prisons, des camps pour les opposants, perdus sur des îles hostiles, des assassinats, des tortures. Mais que peut-il faire, à part ce qu’il sait faire ? Aussi longtemps que sa carcasse tiendra, et celle du chapiteau.

    Quand le moment viendra de s’arrêter, il faudra lui trouver une autre situation ; pas question que Sandro reprenne le cirque et cette vie d’errance tout seul. Le plus tard possible quand même. Luigi espère tenir encore. Jusqu’à la fin de Mussolini ? Pourquoi pas… c’est son métier, à Luigi, de faire rêver les gens ; il peut en garder un peu pour lui.

    Trois semaines qu’ils sont arrivés en Toscane. Pas la pire des régions. Pas la meilleure non plus. Du Nord au Sud de ce pays, chaque dialecte a ses préjugés et ses insultes pour les gens du voyage, ses manières de remercier aussi, quand le petit chapiteau a réussi à briser la torpeur et l’ennui de leur vie. Les regards méfiants de l’arrivée se changent en sourires. Il n’y a que les enfants pour rire à leur entrée dans le bourg, et à pleurer quand ils s’en vont. Question d’échelle, ou d’innocence, de lassitude. Il faut dire que le convoi du Circo delle Stelle n’a pas de quoi susciter l’enthousiasme des foules ; une première voiture brinquebalante, la roulotte principale, tirée par un cheval centenaire, prodige qui ne fait rêver que le vieux Luigi ; accrochée à celle-là, un second chariot avec les toiles, les mats, les planches pour le minuscule chapiteau ; et tout derrière, Manfred, un éléphant rescapé d’Hannibal, abandonné par le Carthaginois parce que déjà jugé trop lourd, trop lent, trop las. Ce sont les siècles qui cheminent avec Luigi, dans la poussière sèche de l’été, les boues de l’automne et les parfums printaniers. L’hiver, il faut négocier avec un fermier, mendier le gîte pour Luigi et Sandro, et Manfred, en échange de travaux, il y a toujours à faire dans une ferme, même si les champs se reposent, réparer une toiture, chauler un mur, réconforter une veuve fraîche qui attendra le printemps pour se trouver un nouveau mari. Tâche toujours plus ardue, la quête hivernale ; l’attelage est de plus en plus branlant et Luigi ne pourra bientôt plus compter sur les charmes juvéniles de Sandro. Dans quelques années, ce sera un adolescent, un jeune adulte, moins attendrissant. Et que dire de lui, de Manfred, chaque année plus marqués par le temps, par la poussière, la fatigue, les rhumatismes. Non, ce n’est pas une vie, marmonne Luigi à longueur de journée, et pourtant c’est sa vie, il n’en voudrait pas d’autres, il y laissera sa peau plutôt que d’y renoncer.

    Le chemin tourne et, devant eux, sur une colline, le village attendu, peu importe son nom. Une bonne âme, dans le bourg précédent, lui a dit que là, ils devraient être mieux accueillis. Moins bien serait difficile, à moins d’envisager qu’on les brûle en place publique. Il y a même eu une pierre lancée sur Manfred. Heureusement, ou malheureusement, l’animal en a trop vu, ou sa peau est trop épaisse, et il n’a pas réagi. On verra. Pour l’heure, ce n’est qu’un amas de maisons de briques et de pierres serrées autour d’une place qu’on devine à son silence, derrière les vestiges de murailles qui ont un temps nourri l’orgueil de Medici de province, avant de devenir des obstacles au progrès, lequel, par dépit, a boudé ces campagnes assoupies.

    Sandro se réveille.

    — On est arrivés ?

    — Bientôt. Là, regarde.

    L’enfant se frotte les yeux et sourit faiblement. Il aime bien arriver quelque part. Il n’a pas peur, même s’il sait que parfois, cela se passe mal. Ils ont toujours trouvé, et il y aura toujours des enfants comme lui pour s’émerveiller devant la magie de Luigi.

    Bien sûr, quand ils déboulent dans la rue principale du bourg, personne n’envisage la possibilité que ce cirque minable puisse proposer autre chose qu’un éléphant miteux tournant péniblement sur une piste, un gamin sur une corde tendue et un clown pitoyable. La surprise n’en est que plus formidable. Et Sandro sait que leur cirque est le plus beau du monde, et leur spectacle le plus magnifique.

    Le chemin descend vers une vallée où on devine un ruisseau aux bosquets touffus qui se dressent derrière un mur, celui d’une belle propriété, l’improbable demeure patricienne d’un notable égaré dans ce trou perdu, songe Luigi avec un rien d’aigreur, il n’a jamais aimé ce type de roitelets qui confondent l’ombre de leurs échecs avec les reflets de la gloire.

    — Tu as vu ? s’exclame Sandro. Quelle belle maison !

    Luigi grogne. Une façade à colonnes, style médicéenne, avec lézardes, lierre, glycines et roses, des allées de dolomie blanche, propres et bien entretenues, des cyprès pour garder les entrées, quelques oliviers pour faire illusion.

    Après la propriété, le chemin remonte vers le bourg. Luigi concentre son regard sur la porte antique, il essaie de deviner, à quelques détails minimes, si l’accueil sera bon ou s’il leur faudra, avant la tombée du jour, reprendre leur route, de l’autre côté de la colline. Sandro, lui, ne quitte pas des yeux ce qui lui semble un palais somptueux. Il aimerait bien, parfois, que Luigi transforme leur chapiteau en un château, comme ils en croisent parfois. Si Luigi ne le fait pas, c’est qu’il sait que la vie n’y serait pas plus belle, se console Sandro. Et puis, même dans un tel palais, il ne voudrait pas se séparer du chapiteau, de Manfred, il exigerait qu’on les installe dans le parc et il y passerait le plus clair de son temps. Mais quand même…

    Une voix retentit. Une voix de femme qui appelle quelqu’un. Un enfant, un chien ; impossible de savoir. Sandro plisse les paupières, tandis que Luigi crispe ses doigts sur les rennes. C’est peut-être le premier cri de haine, la prémisse à une invitation au voyage. Mais Sandro a aperçu une silhouette sur le mur d’enceinte de la propriété, là où les briques se sont effondrées sur presque toute la hauteur, une brèche causée par les assauts des ans. Une fillette. Malgré la distance, Sandro discerne ses traits. Elle est jolie. Sandro a de bons yeux et un grand cœur. Il a toujours préféré la beauté à la laideur, la gentillesse à la méchanceté. Luigi dit que cela lui jouera de mauvais tours, et de la part d’un magicien aussi doué que lui, ce sont des paroles que Sandro devrait prendre au sérieux ; mais Sandro préfère déjà être déçu que devenir amer.

    Le convoi approche du muret et les traits de la fillette se précisent. Même Luigi se laisse aller à une grimace qui pourrait être un sourire. Elle les regarde approcher avec de grands yeux fixes, la bouche légèrement entrouverte, muette. Une ombre se dessine dans son dos.

    — Letizia, que fais-tu là ?

    Une jeune femme la prend par les épaules et découvre le spectacle. Elle aussi est ravissante, se dit Sandro, même si elle trop âgée pour lui et trop jeune pour Luigi. Et puis, ce n’est pas parce que l’enceinte du château a ses faiblesses qu’il n’existe pas entre eux un mur infranchissable, pense sans doute Luigi. Lequel a détourné le regard, tandis qu’il fait claquer les rennes, pour rien, pour se donner contenance, la bourrique n’ira pas plus vite et c’est déjà bien beau si elle avance encore.

    — Allez, viens, tu sais que ton père n’aime pas…

    Elle tire doucement Letizia en arrière. La fillette résiste un instant, toujours figée, son visage impassible, et Sandro se demande si elle voit bien la roulotte et ses passagers ou si le rayon de ses yeux les traverse sans rien remarquer. Enfin, elle se laisse entraîner et se détourne. Les deux silhouettes disparaissent, après que l’aînée ait scruté une dernière fois les arrivants. Sandro n’a rien vu dans son visage que de la sympathie, une curiosité amusée, l’espoir aigu d’un petit événement dans la torpeur de l’été.

    — Je crois qu’on va être bien dans ce village, Luigi. Non ?

    Le vieil homme grogne. Il n’aime pas quand les autres se chargent des numéros d’illusion.

    — On verra, Sandro, on verra…

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