En 1982, je commence mes études en philologie romane et, rapidement, je décide de travailler sur l’œuvre romanesque d’Elie Wiesel. Pourquoi ? C’est mon père qui m’a donné un de ses livres ; et alors que je m’empresse de ne pas lire ce que mon père me conseille, ce livre-là m’attire. Paroles d’étranger. J’ai peut-être cru qu’il y avait un lien avec Camus… Toujours est-il que je suis aujourd’hui convaincu que mon père a utilisé Wiesel pour me dire ce qu’il ne pouvait dire directement.
Je connaissais évidemment son histoire et celle de sa famille, disparue dans les camps nazis. Mais mon père était athée et silencieux… Ses enfants n’étaient pas juifs, au sens religieux du terme ; mais souvent, il nous répétait : « N’oublie pas que tu es juif… » Sans que ce mot veuille dire souvent autre chose que : « Tu dois être moralement irréprochable… »
J’ai consacré une part importante de ma carrière – recherche et écriture – à la question de la Shoah, de la mémoire, de la transmission. De Oubliez Adam Weinberger à mon essai sur Le désir de mémoire, ces questions traversent presque tout ce que j’ai écrit. Cet oratorio, dont je désespérais de voir un jour la création, représente mon état d’esprit en 1985, à vingt-deux ans. Ma colère contre Dieu, en qui je croyais encore un peu. S’il est sûr que je ne l’écrirai plus de cette manière aujourd’hui, je n’en renie pas une ligne.
Il est mêlé d’extraits de la Bible, et l’on voit qu’il ne manque pas de passages où l’homme interpelle son créateur et lui demande des comptes. Alors qu’une des prières importantes du judaïsme commence par ces mots : « Shema Israel », « Écoute Israël », je me suis dit qu’il était temps que Dieu se taise et écoute sa création.
L’Oratorio est divisé en 5 parties, en plus de l’ouverture composée par Gaston Compère, dont les titres mêlent la tradition juive et la tradition chrétienne (le genre de l’oratorio étant par ailleurs tout à fait inscrit dans la seconde): L’Exode et Shema explorent la tradition, l’histoire du peuple juif et ce qu’il a enduré depuis l’antiquité ; Laudamus Te et Recordare jouent sur des références à la musique religieuse chrétienne, en particulier le Requiem, et avancent dans la confrontation avec Dieu. La dernière partie, Images, rompt avec les références bibliques pour plonger dans ce que l’on a appelé les Rouleaux sacrés d’Auschwitz, ces notes prises par des membres des Sonderkommandos, enfouies dans la terre des camps, près des fours crématoires.
J’ai dû rencontrer Gaston Compère au début des années 1990. C’était un des écrivains majeurs de nos lettres, prolixe, touche-à-tout. Il avait donné un texte pour le recueil de L’Année Nouvelle et je lui avais rendu visite à Forest, dans son appartement proche de Forest National. J’adorais Gaston mais j’étais terriblement intimidé par son silence… Il était capable, lorsque vous étiez face à lui, de rester muet pendant des minutes qui paraissaient des siècles ! Mais il était un homme merveilleux et terriblement talentueux. En plus de la littérature, il composait de la musique. Pas de la musique facile ; inscrite dans son époque, c’est une musique exigeante, porteuse de toutes les révolutions et remises en question, à commencer par celles que, justement, la Shoah a imposées à la culture occidentale. Il s’est plongé dans l’écriture de cet oratorio, après avoir consacré beaucoup de temps à son quatuor (qui a donné également le Journal du Quatuor, publié en son temps par Lysiane d'Hayère).
Je ne suis pas capable de lire une partition. Pendant des années, je me suis retrouvé avec une partition illisible donc, semblable, à sa manière, aux dernières paroles de ma mère, sur son lit de mort ; elle m’avait parlé pendant une vingtaine de minutes, et je n’avais pas compris le moindre mot… Mais la musique a des grâces que la maladie n’a pas. Après avoir présenté la partition à des directeurs – qui tous avaient refusé, prétextant une musique trop difficile pour les interprètes –, je m’étais dit que cela ne se ferait jamais. Comme les paroles de Maman, la musique de Gaston me resterait à jamais « inouïe », au sens premier du terme.
Mais si je ne suis pas patient, je suis têtu.
Il y a quelques années, j’ai renoué avec Jean-Paul Dessy, je ne sais plus exactement à quelle occasion. Jean-Paul était un ami de Gaston, bien plus proche que moi d’ailleurs. Dirigeant Musiques Nouvelles et ce lieu sublime d’Arsonic à Mons, il m’a proposé de créer l’œuvre. Et il a trouvé des interprètes qui ont réussi ce que d’autres pensaient impossible.
Je suis sûr que Gaston aurait adoré cette équipe. Disparu en 2008, il n’aura entendu cette musique que dans sa tête. Je ne sais pas où il se trouve aujourd’hui. Si d’aventure toute cette fable divine était vraie, j’espère qu’il prendra Dieu par le col, le forcera à s’asseoir et lui dira : « Maintenant, écoute… » Et qu’après la dernière note de Shema Adonaï, il laissera s’éterniser le silence, qui sera encore du Compère…