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Belgiques

Belgiques

12,00 €Prix

Richard Copet, Elio et Bart, Joëlle et tant d'autres : telle est la galerie de portraits décalés de ces nouvelles qui racontent, sur un mode tendre et ironique, ce que la Belgique pourrait devenir si jamais… 

Elles sont chacunes illustrées par Benjamin Cuvelier.

 

Ce volume est un des premiers de la collection "Belgiques", publiée par les éditions Ker.

  • Boire un petit coup

     

    Il avait plu presque sans relâche les trois premières semaines de juillet, mais depuis son arrivée, le 20 juillet à 9 heures 33, Bart Vanwaffel n’avait pas à se plaindre : le soleil brillait sans discontinuer depuis presque dix heures et certains commençaient à se plaindre de la canicule. En buvant sa bière avec Elio qui venait d’arriver, il soupira d’aise.
    — Ça doit être ça, être Belge, tu crois pas ? Toujours se plaindre ! 
    Elio opina et vida sa blonde.

    Cela faisait vingt-trois ans qu’ils se retrouvaient chaque année au Camping de la Rive****, au bord de l’Ourthe. Vingt-trois ans qu’ils appréciaient autant ces retrouvailles. Pendant l’année, ils ne se voyaient pas, ne s’écrivaient pas. Ni l’un ni l’autre n’avait de compte Facebook ; mais dès qu’ils se retrouvaient, ils ouvraient une chope et refaisaient, sinon le monde, du moins la Belgique.

    Il y avait peu de compétition entre eux ; Bart tenait un petit commerce de gaufres chaudes à Anvers, avec des succursales sur la côte, Elio une entreprise d’électricité à Mons. Ils se disputaient trois titres de gloire chaque année : le premier qui garerait sa voiture (une Mercedes d’âge respectable pour Bart, une Fiat renouvelée tous les quatre ans pour Elio, mais toujours rouge) sur son emplacement ; le plus grand nombre de bières bues sur le séjour. Et, depuis cinq ans, celui qui sortirait la pire vanne au commis de bar, le bar du camping où, immanquablement, ils passaient une bonne partie de la soirée avec d’autres habitués.

    Ce commis était un des condamnés civiques, après la révolution de 2015. La « guégerre civileke », comme on l’appelait au camping, et Bart allait même parfois jusqu’à compléter : « civileketje ». Elle n’avait fait qu’une victime : le chat du roi Philippe. Et cela avait suffi pour ramener les esprits échaudés à la raison. La muette de Portici avait crié de stupeur : en était-on toujours à ces âges de barbarie où le sang devait couler pour que la situation changeât ? Et pouvait-elle changer pour un mieux quand ses racines étaient empourprées ? Les révolutionnaires des deux camps s’étaient regardés, un peu gênés, partagés par le cadavre du félin, comme des alcooliques brusquement dégrisés, ou des envoûtés subitement libérés du maléfice qui les poussait aux pires bêtises. On s’était regardé et puis, penauds, on avait serré des mains, embrassé des joues, pleuré, bu et chanté. Et dès le lendemain, les procès avaient commencé.

    Elio et Bart savaient que les choses ne s’étaient pas exactement passées de la sorte, et que l’épisode du chat tenait davantage de la légende. Mais c’était important, les légendes. Ça créait un sentiment d’appartenance. Une cohésion. Ça faisait passer le courant, proclamait Elio. Ça permettait à la pâte de lever, commentait Bart. C’était plutôt le fruit d’un imposant travail de sape mené par de braves citoyens comme eux, convaincus que toutes ces querelles étaient absurdes et que le monde avait besoin d’un pays comme la Belgique. Un réseau finement maillé d’individus, hommes et femmes, jeunes et vieux, de toutes les couleurs politiques, au Nord et au Sud, avait mené l’enquête, conduit des débats, diffusé des informations. Le point commun de tous ces activistes d’un genre nouveau : trouver à qui le crime – entendez les dissensions nationales, les querelles linguistiques, les volontés séparatistes – profitait. Ils avaient d’abord visé les politiciens qui faisaient leur lit électoral dans ce populisme opportuniste, toujours prompts à aviver les clichés plus ou moins racistes. Mais il y avait belle lurette que l’on savait qu’un responsable politique n’avait guère de prise sur le destin collectif. Et si jadis, pour comprendre les agissements d’un homme, on se disait qu’il fallait « trouver la femme », aujourd’hui, c’était davantage l’ombre marionnettiste qu’il fallait débusquer. Et cette ombre était, comme on finit par le découvrir, un banquier. 

    Ce fut alors ce que l’Histoire retiendrait sous le nom du « Procès des Banqueroutiers ». Pascal Vrebos en avait tiré une pièce qui jouait sans relâche depuis trois ans. Une dizaine de dirigeants de banque, de calibre plus ou moins important, qui avaient pris le contrôle de la situation, en sous-main, et qui rêvaient de division pour pouvoir trouver une solution à la mainmise toujours plus grande de l’Europe, qui les empêchait de mener leurs petites affaires tranquilles. Leur mot d’ordre : régner pour diviser. Diviser signifiait rendre les enquêtes plus difficiles, les lois moins efficaces. Un vide juridique, un pays divisé, de nouvelles entités nationales qui devraient négocier leur rattachement à l’Europe, et pourquoi pas une petite guerre civile, c’était un climat idéal pour leur business. 

    Mais grâce à un chat, ces plans machiavéliques étaient restés dans les tiroirs. « Machiavéliquetje », s’amusait Bart. « Quand même, on a eu chaud », répondait Elio. « C’est vrai, rétorquait l’homme des gaufres. Tiens, Copet, sers-nous une bière ! »
    Richard Copet était le commis du bar. Un des dix banquiers condamnés, auxquels le tribunal avait infligé une peine exemplaire, reprise en exemple dans tous les colloques du monde : confiscation des biens privés, perte des droits civils et peine de travaux publics à perpétuité. C’est ainsi que Richard Copet s’était retrouvé homme à tout faire au Camping de la Rive et subissait, durant la bonne saison, les piques ironiques des habitués.

    — Richard, tu peux me donner un conseil pour un placement ? Je ne sais pas où mettre mon parasol ! 
    — Hé, Copet, tu peux nous payer en liquide ! Deux blondes !
    Derrière son comptoir, l’ancien banquier, privé de toute sa morgue, serrait les dents et servait les clients. Il était surveillé par un bracelet électronique 24/24, 7/7, et le moindre faux pas le jetterait en prison pour de bon. À tout prendre, ici, il était presque libre. 
    — Arrêtez de le persécuter, ce pauvre Richard…
    Chaque année, la brave Joëlle essayait faiblement de le défendre. Elle aurait eu pitié d’un serial killer, se moquaient ses amis de vacances, Bart en tête. Elle rougissait et concluait, en essayant malgré tout de sourire à sa victime :
    — C’est vrai que ce que vous avez fait, Monsieur Copet, n’était pas d’un bon chrétien…

    Il arrivait que Copet se fâche. « Vous me cassez les couilles, les gars ! » Alors, il devenait tout rouge et ses yeux roulaient dans leurs orbites. Tout le monde riait. Ce n’était pas des mauvais bougres.
    — Allez, monte pas sur tes grands guichets ! On t’aime bien, tu sais ! 

    ***

    Ce soir de juillet 2018, Elio, Bart, Joëlle et les autres se retrouvèrent au bar pour fêter le début des vacances. Tout roulait, en Belgique et ailleurs. Finies, les crises ! Depuis que l’exemple belge avait fait tache d’huile (de friture), les citoyens avaient repris la main. Santé ! Tiens, mais où est Copet ? Joëlle imagina aussitôt le pire :
    — Le pauvre Richard ! Il s’est pendu à cause de nous…
    Mais le nouveau serveur éclata de rire.
    — Pendu ? Tu veux rire ! Il a gagné le camping au poker ! Vous étiez pas au courant ? Maintenant, il sort plus de sa villa avec piscine…
    — Nom de Dieu… jurèrent en chœur Elio et Bart. 
    Et un orage éclata.

  • Éditions Ker, Hevillers, 2017.

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