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Vae Victis

Vae Victis

6,00 €Prix

Pourquoi le narrateur, Baptiste Morgan, jeune professeur d'uni-versité, accepte-t-il de se rendre à Rome, ville adorée, à l'invitation de Marek Mauvoisin, alors qu'ils n'ont plus de contact depuis des années ?
Pourquoi Marek Mauvoisin invite-t-il son ancien collègue dont il n'avait pourtant pas supporté les critiques publiques à son égard ? Un jeu se dessine en forme de promenades au cœur de la ville éternelle.
Malheur aux vaincus...

 

Cette longue nouvelle est le premier texte publié où l'on découvre le personnage de Baptiste Morgan, qui reviendra dans Les Absentes et Vous qui entrez à Montechiarro. L'appartement dont il est ici question, sur le Campo dei Fiori, existe bien, mais je ne l'ai jamais visité ; j'ai toujours aimé rêver qu'un jour, je l'achèterai, car il recueille les derniers rayons du soleil de la journée…

  • Première publication : Le Grand Miroir, Bruxelles, 2001.

  • Cela faisait des années que je ne pensais plus à lui. Pourquoi l’aurais-je fait, d’ailleurs ? Marek Mauvoisin était entré dans mon existence de manière singulière qui, sans le recours à la poste, aurait été brutale  ; nous étions devenus ce qui, étant donné son caractère et la différence d’âge, se rapprochait le plus de l’idée que l’on se fait de l’amitié pour les adultes, et qui n’est le plus souvent qu’une déclinaison au cas privilégié des relations humaines. Cela avait duré quelques années, durant lesquelles nous nous vîmes régulièrement mais rarement. J’étais trop jeune, au début, pour le mettre en cause, bien que je fusse au courant des particularités de son comportement public et politique, dans ce domaine de la culture où je devenais, petit à petit, acteur à part entière. Puis, je pus prendre la parole ; ni envers lui ni envers personne d’autre, je n’ai jamais accepté de mettre mon esprit critique en sourdine. Je fus critique, dans le sens le plus neutre et objectif du terme, à son endroit. Publiquement. Il ne me le pardonna pas, même s’il ne s’en ouvrit jamais en face.

    Devenus collègues, nous avions cessé d’être amis. Lorsque nous nous croisions, de loin en loin, nous n’échangions plus qu’un salut neutre et convivial, comme on apprend à le pratiquer en société. Il avait été blessé ; je le sus par autrui. La rupture fut prononcée par un juge implacable : celui du temps qui passe et du malentendu qui s’approfondit. On imagine d’abord qu’il faudrait en discuter franchement ; puis on songe que la discussion sera longue, qu’il faudra du temps pour combler les années passées ; enfin, on constate que l’effort à accomplir est disproportionné avec le résultat escompté, et que des liens qui se sont défaits à ce point ne gagneront pas grand-chose à être renoués. Je m’étais résigné : quoi qu’il en pensât, je lui conservais mon estime et une certaine admiration, mêlées au sentiment que le goût du pouvoir avait gâché une intelligence exceptionnelle, comme c’est souvent le cas. Je me servis de ce souvenir pour éviter certains pièges, et je tombai dans d’autres chausses trappes que réserve toute carrière.

    J’en étais à ce stade où la sécurité de l’emploi, normalement, vient rassurer ceux qui en profitent après des années d’incertitude et de travail épuisant. Pour ma part, et je n’en fais pas une fierté, cette tranquillité sociale m’inquiétait ; j’avais obtenu ce poste universitaire pour prouver à une série de gens qui appartenaient à mon passé que j’étais capable d’accéder à un niveau qu’ils n’envisageaient pas pour moi. Des professeurs de lycée. Mon père. Les premiers, à présent, n’avaient plus la moindre importance. Ils apparaissaient pour ce qu’ils étaient, non pas tant les minables odieux que je m’étais efforcé de détester tout au long de ces années, mais des êtres humains faillibles, coincés dans une procédure qui oblige à cataloguer le plus rapidement possible. Des gens à l’intelligence parfois moyenne – peut-on leur reprocher ? – mais à qui on confiait la responsabilité énorme de décider de l’avenir et de l’intelligence des jeunes gens dont ils avaient la charge. Je préférais ne me souvenir que de leurs collègues qui n’avaient certes pas pu toujours contrebalancer leur pouvoir – car il semble que chez nous, une loi tacite accorde le plus de pouvoir aux plus médiocres –, mais qui m’avaient permis de développer ma curiosité et mon goût pour l’écriture. Quant à mon père, était-il heureux de me voir à ce haut niveau de la réussite sociale que représentait le glorieux statut de « professeur d’université » ? Je ne me prononcerai pas ici sur ce cas.

    Toujours est-il, donc, que je ne croyais pas devoir me réjouir de cette nomination définitive – le « définitif », dans la carrière, signifiait trente ans à tirer avant le paradis de la retraite –, et que je refusais d’envisager la perspective d’un terme si long sans bouger, sans changer. L’inquiétude, pour être franc, ne fut pas immédiate. Durant les premières années, je savourai cette victoire. Il fallut une dizaine de rentrées académiques pour que la routine enclenchât le processus d’inquiétude que j’évoque ici.

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