top of page
La guerre est quotidienne

La guerre est quotidienne

15,00 €Prix

Faire des phrases et regarder le soleil se coucher. Songer à ce qu’il adviendra de la pyramide et de son secret après moi. Dans longtemps, sans doute, car je vais rester ; et la médiocrité conserve. Des phrases, et le soleil qui se lève. Boire l’écrasante sagesse de la vie jusqu’à la lie.​

Les personnages de La guerre est quotidienne sont hantés par des questions lancinantes. Qu’est-ce qui fonde la vie ? De quoi est faite la mort ? Si pour Hermann Kopf la vie n’est rien en regard de l’éternité, qu’en est-il pour le comateux qui s’accroche ? Et pour ces clones créés pour fournir à leurs originaux des organes de remplacement ? La vie d’un enfant illettré et médiocre vaut-elle le sacrifice d’un écrivain voué au service de l’Art ?

  • La lettre détournée

    Le train a déjà une demi-heure de retard. Jenny attend sur le quai et son cœur s’impatiente, et son cœur redoute aussi l’arrivée du train, comme si cette ambiguïté douloureuse était responsable du retard, comme si sa crainte tenait bloquée la locomotive quelque part entre la mer et Londres. La locomotive et les wagons qu’elle traîne, et Peter qui somnole sans doute dans l’une des voitures, sur la banquette de première où le confine son grade d’officier tout frais. Bien sûr, Peter somnole, dès qu’il est inactif il se met en veilleuse comme pour économiser de cette formidable énergie qui a tant séduit Jenny lorsqu’ils se sont rencontrés deux ans plus tôt. Un an avant la guerre, avant que Peter soit mobilisé sur les navires de Sa Majesté pour le salut du monde libre. Elle l’imagine sur son bateau de fer et de feu, sommeillant à chaque répit et premier sur le pont à la moindre alerte. Elle a peur pour lui, le sommeil ni la force ne préservent sans faille de la mort, mais l’Angleterre est en guerre et Peter est officier de la Royal Navy ; Jenny espère que Dieu ne sommeille pas, qu’il est lui aussi sur le pont et qu’il veille sur Peter et tous les jeunes Anglais prêts à mourir pour le pays et la liberté. Jenny a peur pour Peter et pourtant Jenny redoute aussi le moment où le train arrivera, où Peter descendra, l’apercevra et marchera vers elle, tout sourire, à pas amples, pour la prendre dans ses bras, la soulever dans l’air et l’embrasser avec une tendre fougue, comme il en a coutume ; et plus encore à cause de l’absence prolongée, voilà six mois qu’elle l’a accompagné sur ce même quai, qu’il est monté dans un train semblable à celui qui est attendu, qu’il est parti vers la mer, son hms, sa guerre. Six mois qu’elle guette son retour ; quelques semaines qu’elle le redoute. Depuis qu’elle s’est résolue à lui écrire cette horrible lettre, à la livrer aux bons soins de la poste et de l’armée de Sa Majesté. Depuis qu’elle attend, le cœur serré, sa réponse. Et plus encore, depuis le message laconique où il annonçait son retour pour une brève permission, sa joie de revoir celle qu’il aime. Et pas un mot sur la lettre de Jenny.

    Peter qui dort, Peter qui vit. Peter qui l’aime et qui s’endort après l’amour, et Jenny qui le regarde, serein et beau dans le sommeil comme un enfant candide qui ignore alors guerre, comme un idiot confiant, un simple d’esprit, bénis soient-ils. Et Jenny l’aime, et l’aime aussi quand il rouvre les yeux et la reprend dans ses bras pour l’entraîner au feu de leur jeune passion. Peter le volcan, Peter la mer étale. Peter mobilisé, Peter qui lui demande d’une voix qui tremble à peine si elle veut bien, Jenny, qu’ils se marient, pour l’effort de guerre sourit-il, le bonheur fait peur aux Allemands. Et Jenny dit oui d’une voix qui tremble fort, et elle rit et elle pleure aussi, tue tous les Allemands et reviens vite, surtout n’oublie pas de revenir. Puis, le départ. Les nouvelles effrayantes des combats, le silence terrifiant qui se glisse entre les trop rares lettres qu’il lui envoie, où il lui rappelle combien il l’aime à mots tout simples, qu’à sa prochaine permission ils règlent tous les détails pour qu’à la suivante la cérémonie puisse avoir lieu. Reviens vite, mon Peter, se dit Jenny tous les matins, tous les midis, tous les soirs, à chaque heure, chaque minute, dans chacune de ses respirations. Moi aussi je t’aime, moi aussi, aussi, jusqu’à, mais Jenny ferme les yeux, chasse les pensées sombres qui l’envahissent sur ce quai où elle attend un train récalcitrant, et Peter qui n’a rien dit dans sa lettre de cette autre que Jenny lui a envoyée. Qu’est-ce qui m’a prise, se répète-t-elle, mais c’est trop tard, et puis avait-elle le droit de ne pas lui avouer alors qu’il l’aime tant et qu’il se bat, courageux, au péril de cette vie qu’il veut offrir à Jenny ? Je devais, quelle que soit sa réaction, je devais lui dire, lui écrire plutôt car je n’aurais pas osé lui dire en face, devant son beau sourire ; blottie dans ses bras si chauds, je n’aurais pas pu, et j’aurai eu tellement honte après, quand il aurait été trop tard. Non, elle a eu raison d’écrire, elle veut s’en convaincre, pas d’autre choix si Jenny veut éviter le remords. Il décidera, Peter, Peter qui l’aime et qui saura la vérité ; c’est lui qui tranchera, pour le meilleur ou pour le pire Jenny s’en remet à son jugement. Et souhaite que le train n’arrive jamais.

    Mais on frémit autour d’elle sur le quai, les gens s’agitent et Jenny tourne les yeux vers l’horizon, vers ce point de fumée qui marche vers eux enfin, la locomotive, les wagons et Peter, Peter qui sans doute se réveille, s’apprête – mais qu’a-t-il dans le cœur, quelles paroles prépare-t-il sur ses lèvres ? Le train arrive, longe le quai, comme dans les exercices pour apprendre une autre langue, et Jenny espère que Peter trouvera les mots du bonheur pour effacer cette lettre ; sans quoi, elle devra tout réapprendre, la langue, le cœur, la vie, la vie sans Peter – et sûrement rayer les mots joyeux de son vocabulaire.

    Enfin, comme dans les films, le train figé qu’enveloppe la fumée, les portières qui s’ouvrent et claquent, les arrivants qui trouent la vapeur comme ceux qui marchent à leur rencontre. Jenny ne voit pas encore Peter, peut-être a-t-il changé d’avis en relisant sa lettre, ou bien dort-il, affalé sur la banquette. Elle marche à pas de plus en plus rapide le long des voitures, se haussant sur la pointe des pieds pour guetter les voyageurs distraits. Mais non, il est là, devant elle, et son sourire, son rire, ses bras forts et chauds où elle s’engouffre en tremblant pour ne pas affronter son regard, et ses lèvres dans les cheveux de Jenny, le torrent des mots tendres de l’amour et des retrouvailles qui toujours semblent miraculeuses quand on les a longtemps attendues. L’espoir renaît dans le cœur de Jenny qui bat à tout rompre, elle relève les yeux, ose regarder Peter, l’embrasse et pleure et murmure son nom comme une bénédiction.

    Un peu plus tard, quand la fougue s’est apaisée et qu’il ne reste que la tendresse et le bonheur rassuré de n’être pas une illusion, elle lui demande avec un dernier sursaut de crainte :

    — As-tu lu ma lettre ?

    — Ta lettre ? Non, mon trésor. Tu sais, par les temps qui courent… elle a dû se perdre. Qu’y disais-tu ?

    — Que… que je t’aime tant…

    Sa poitrine se soulève, un peu douloureuse, puis soulagée, résignée. Peut-être, après tout, est-ce mieux ainsi. Qui sait, le destin… c’était écrit.

    * * *

    Ensuite, la vaste étendue de la vie. La première permission de Peter, la nuit de leurs retrouvailles, les préparatifs. Le départ de Peter. L’attente, l’inquiétude. La guerre, toujours, longue, effrayante, à laquelle Jenny ne s’habituera jamais. Les rares lettres de Peter, celles qu’elle lui écrit. La peur que l’on étouffe, de cette autre lettre perdue dont Jenny ne parlera plus, dont elle ne dévoilera jamais le contenu. Elle s’est noyée et c’est tant mieux, qu’elle ne refasse pas surface à présent, et Jenny cherche à l’enfoncer plus profond encore dans l’oubli en écrivant d’autres lettres, des dizaines d’autres, je t’aime Peter, reviens vite, elle ne voit bientôt plus ce qu’elle peut écrire à part ça, tue la guerre et reviens m’aimer. La deuxième permission, à nouveau l’attente sur le quai de la gare ; Peter a reçu ses lettres, sauf celle qui s’est perdue et bien perdue, et le mariage et les quelques jours de congé et de bonheur fou. Le retour à la guerre. Des mois encore de crainte. Puis, enfin, le retour de la paix, le retour de Peter. La vie tranquille. Tous les jours près de lui. On ne doit plus s’écrire. Peter qui dort, Peter qui vit, déborde d’énergie puis se repose dès qu’il le peut, c’est pour vivre plus longtemps à tes côtés mon amour, les femmes vivent plus vieilles que les hommes, alors je prends mes précautions, je ne veux pas t’abandonner. Et Jenny ne se lasse pas de le regarder dormir et vivre. Et les années glissent au gré d’un bonheur paisible, des enfants, une maison à la campagne pour les week-ends, et tout le reste qui s’en vient, qui s’enfuit. Parfois, le cœur de Jenny se sert en songeant à cette lettre disparue mais toujours menaçante, même si Jenny s’efforce de ne pas y songer – quand même, que ferais-je si tout à coup elle refaisait surface ? J’aurais tout détruit… Et cette crainte qui ne s’estompera jamais complètement accompagnera jusqu’au bout le bonheur tranquille de Jenny, comme une vieille bombe héritée de la guerre que personne n’aurait pu désamorcer.

    Dix, vingt, trente, trente-six, quarante-trois ans durant lesquels Jenny, dans un mouvement qui est devenu mécanique, s’arrange tous les matins pour relever le courrier avant que son mari se lève, quarante-trois ans durant lesquels le même pincement de cœur ponctue l’ouverture de la boîte. Et son inquiétude les rares jours où, malade, il lui était impossible de se lever et où Peter s’acquittait de cette tâche. Et sur cette toile de fond, les enfants qui grandissent, finissent leurs études, qui se marient, ont des enfants à leur tour, et Peter qui vieillit en douceur, en beauté ; Peter et Jenny qui s’aiment sans relâche ni folie, leurs sourires, leurs silences, leurs paroles ; l’amour décante, distille la saveur subtile de l’amitié qui donne à la passion la force de durer. Malgré cette crainte obscure qui ne quitte pas Jenny, qu’elle essaie de refouler au plus profond d’elle – parfois, elle a pensé tout lui avouer mais elle ne s’y est jamais résolue, à quoi bon ? C’est le destin, Jenny, ne le contrarie pas.

    Et puis, du fin fond de ses entrailles, pauvre Jenny, la maladie qui se lève et le corps qui s’affaisse, et les yeux noyés de larmes de Peter qui tente un sourire à son chevet, sa main sur celles de Jenny, nous avons vieilli tu vois, il n’y a pas que les guerres qui ont une fin, tous les jours finissent par se donner rendez-vous pour un ultime salut au public, aux amis, à ceux qu’on aime, qu’on a aimés, qui continueront à chérir le souvenir de celle qui baisse les yeux, à qui Peter, de ses doigts tremblants, referme les paupières. J’ai trop dormi, se dit Peter, et il doit vivre encore, et dormir seul.

    * * *

    Cela fait presque neuf ans que Peter et ses enfants ont accompagné le préposé qui a répandu sur le gazon d’honneur les cendres de Jenny, neuf ans qu’il prolonge l’habitude de vivre puisque le corps n’a que peu d’états d’âme. Il est resté dans leur maison et les cris, les rires des enfants nouveaux venus viennent souvent échauffer les murs et saluer le souvenir de Jenny. Pour se rassurer, Peter se dit que bientôt il la rejoindra, que si toutes ces années de bonheur ont filé comme un clin d’œil, le reste passera tel un souffle.

    Puis, un matin, la sonnerie retentit. Un jeune employé des postes est là, le visage à la fois joyeux et embarrassé. Peter l’écoute qui raconte l’invraisemblable aventure d’une lettre, on n’a jamais vu ça, une lettre postée par une jeune fiancée, cinquante-deux ans plus tôt, à l’attention d’un jeune officier de la Royal Navy, une pauvre enveloppe qui a pris plus d’un demi-siècle pour atteindre sa cible, vous vous rendez compte, on a retrouvé je ne sais où ni comment votre adresse et puis voilà, faut espérer qu’il n’y avait rien d’urgent, n’est-ce pas ? Et le jeune homme rit puis s’étrangle un peu car il perçoit l’émotion du très vieil officier devant lui, qui a pris l’enveloppe dans ses mains sèches et jaunies, tremblantes, qui retrouve l’écriture de Jenny, qui revoit son visage lors de sa première permission – as-tu reçu ma lettre ? –, qui croit se souvenir d’une expression inquiète puis étrangement soulagée, ou résignée. Mais n’invente-t-il pas, après tant d’années ? Peter cherche, sonde, il en est de plus en plus sûr, Jenny était inquiète – as-tu reçu ma lettre ? –, puis soulagée et résignée. . Je t’écrivais que je t’aime. Et toutes ces années ensuite, où elle l’a aimé – mais aussi la relève du courrier qu’elle considérait comme son privilège et les rares jours où il avait dû s’en acquitter ; n’avait-elle pas alors sur ses traits la même inquiétude ? Le facteur s’en veut à présent, on n’aurait pas dû la lui remettre, au vieux, on ne balance pas ainsi cinquante-deux années à la figure d’un vieillard fût-ce un ancien officier de Sa Majesté. C’est pas important, monsieur, j’en suis sûr, vous verrez – et il est prêt à lui dire qu’il doit s’agir d’une publicité, il ne songe plus à lui demander le timbre pour sa collection. Peter ne semble pas l’entendre, puis brusquement se ressaisit et demande au jeune homme s’il a du feu. Il prend le briquet que l’autre lui tend et d’un pas fragile s’avance sur la pelouse pour ne pas salir le seuil. Il tient l’enveloppe où s’agrippe l’écriture de Jenny, l’écriture d’une morte, il la coince tant que les flammes le lui permettent, entre le pouce et l’index. Puis, il lâche ce qu’il en reste, qui tombe avec lenteur sur l’herbe comme un avion abattu. Ça valait bien la peine, se dit le facteur, qui prend la pièce que Peter lui tend sans le regarder, avec le briquet, et qui enfourche son vélo en bredouillant un salut embarrassé. Ai-je trop dormi ou trop vécu ? se demande Peter en refermant la porte.

  • Première publication : L'instant même, Québec et Quorum, Ottignies, 1999.

bottom of page