Roberto referma la porte de la chambre et refoula ses larmes. Derrière le panneau de bois, il entendait sa mère qui continuait à vociférer et à l’invectiver.
— Tu n’es qu’un incapable ! Même pas foutu de lire correctement ! Mais qu’est-ce que j’ai fait…
Il s’éloigna sans bruit. Une servante apparut au sommet de l’escalier, l’air terrorisé.
— Va t’occuper d’elle, lui dit-il d’une voix à peine audible. Je pense qu’elle a renversé du thé sur sa robe.
Sans attendre, il descendit et sortit du palais Palomini, siège de la grandeur de sa famille, les Coniglio, dont il était l’affligeant cadet, incapable – c’était le mot que sa mère utilisait le plus souvent pour le désigner – même d’être aimé par celle qui lui avait donné le jour et que lui, ce grand enfant de trente-six ans, aimait plus que tout au monde.
Il descendit la grand-rue pavée et passa sous la Porte de Sienne. À pas lents, le front bas, il remonta vers le cimetière de Montechiarro. Autour de lui, il devinait le printemps qui s’activait, qui déployait ses odeurs, sa sève, sa force. Dans les champs, les paysans travaillaient. Avec la terre, ils entamaient le grand ballet éternel, aux gestes immuables, dont le succès dépendrait autant de la sueur humaine que des caprices des éléments. Les traces dans le paysage du terrible hiver de 1889, dix ans auparavant, étaient effacées. La neige, déjà rare, fondait vite, et plus rien ne distinguait le sang séché de la terre qui l’avait bu — le sang de deux hommes, le père de Roberto et le comte Bonifacio Della Rocca, désigné depuis ce jour par Andrea, aîné de la fratrie, comme l’ennemi héréditaire.
Roberto s’engagea dans les allées poudreuses du cimetière. Avant de gagner la tombe de leur père, Umberto Coniglio, il passa par celle de Bonifacio. Jamais il n’aurait osé avouer à son frère qu’il venait souvent s’y recueillir ; le cadet n’avait jamais compris pourquoi son frère vouait une telle haine à cette famille qui, par ailleurs, assurait à l’entreprise familiale une part substantielle de leurs revenus. Parce qu’Umberto Coniglio avait construit sa fortune en convainquant le comte Della Rocca de lui confier la vente des productions de son domaine, et que le comte, contrairement à la majorité des propriétaires de la région, prenait soin de ses terres et de ses paysans. Si Andrea avait pu étudier le droit et aujourd’hui se consacrer à la politique, c’était grâce à l’argent issu de cette collaboration. Donc aussi grâce à Bonifacio Della Rocca. La haine était-elle une maladie contagieuse, se demanda Roberto, ainsi qu’il le faisait chaque fois qu’il se retrouvait là ?