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Opera mundi

Opera mundi

10,00 €Prix

Un vieil artiste passe sa vie à recopier une toile de maître, inlassablement, jusqu'à ce que la copie se détache du modèle ; un homme voue une admiration sans limites à une Vénus qui, à son grand désarroi, sera retirée du musée pour rénovation ; une mère essaye de transmettre ses souvenirs à son fils au travers d'un tableau... Dans ce recueil de nouvelles, Vincent Engel nous guide dans les salles de son musée imaginaire à la découverte de notre relation à l'art, de notre perception des œuvres et de la fragile émotion qui en découle. Cet ouvrage est rehaussé de clichés inédits d'Emmanuel Crooÿ qui, au gré de ses déambulations muséales, a réussi à saisir l'instant fugace où l'homme et l'œuvre d'art se retrouvent.

 

J'ai toujours adoré la photographie – je voulais être photographe, ou musicien, plutôt qu'écrivain… Et Emmanuel Crooy, en plus d'être un ami de très longue date, est un extraordinaire photographe. C'est lui qui a initié cette série de photographies, ces instants captés dans les musées où l'œuvre est aussi la personne qui regarde.

 

 

  • Le point commun entre le plus vieux et le plus ennuyeux métier du monde, c’est la marche à pied. Péripatéticien. Gardiens de musée et prostituées, même maux de jambes. Sans le savoir, ils se retrouvent chez le pédicure.
    Pour le reste, d’accord, il y a des différences. Encore que… les clients seuls prennent du plaisir. Des voyeurs, pour la plupart. Parfois de vrais amateurs, reconnaissons-le. Les pires : ceux qui tentent de communiquer. Après ou avant, ils restent immobiles, regardent l’objet de leur convoitise et cherchent, par le regard ou la parole, à les faire parler. Livrer leur secret. Miroir, mon beau miroir, suis-je le meilleur amant, suis-je l’âme la plus sensible ? Leur plaisir semble dépendre de la réponse. Celle-ci ne provient jamais d’ailleurs que de leur esprit. Ils sont à l’écoute de leurs propres pensées. Quand ils s’entendent, ils ne se reconnaissent pas, ce qui les émeut.
    Le gardien marche sans relâche, ou peu s’en faut. Pour s’asseoir, il y a la chaise contre le mur, adossée à une statue qui semble ne pas moins s’ennuyer. Ou entre deux salles, pour compter les courants d’air qui visitent les lieux. On appose un badge sur la poitrine du gardien pour qu’il ne vienne à personne l’idée qu’il a été placé là par des artistes modernes adeptes du happening. La femme dans la vitrine aux néons roses ne se prend pas davantage pour une œuvre d’art. Bien que parfois, l’un et l’autre se disent qu’on pourrait les regarder autrement. Autrement : comme un être humain. Mais on peut rêver. Et l’un comme l’autre rêvent pour tuer le temps. Ils rêvent d’espaces vierges sans visiteurs, déserts, sans néons ni statues, sans femmes nues pour décorer les murs. 
    La nudité des femmes : autre similitude. Mais dans la musée, attention, c’est de l’art. Les enfants peuvent regarder, alors que lorsque, par accident, ils passent devant une vitrine, leur mère détourne leur attention. Un autre rêve du gardien. Il a même cru, au début, que ce serait un des plaisirs du métier. Mais il a vite déchanté. Après quelques semaines, il ne percevait plus la nudité. Des couleurs. Bientôt affadies. Aujourd’hui il ne voit plus que les contours des cadres. Comme les filles sans doute ne perçoivent plus que les contours des clients. 
    Que dire des visiteurs ? Le gardien et la fille novice les observent. Dans leur jeunesse, ils ont tenté de les classer. Le jeune homme qui tremble d’émotion, le vieux blasé qui vient pour l’entretien, l’intellectuel qui cherche à comprendre quelque chose et qui finira par y arriver. Avec le temps, les différences se sont estompées. Amateurs de fille ou de toile, ils sont le premier objet de leur attention. Leur performance émotive est-elle à la hauteur ? Et le gardien comme la fille constatent avec un soupir qu’il est si simple de leur donner l’illusion de la jouissance.
    Ils ressortent, repus, émus. Se promettant de revenir bientôt ou jurant leur grand dieu que jamais, jamais plus ils ne remettront les pieds dans un tel endroit. Les émotions, ça creuse le fossé entre ce que l’on croyait être avant et ce que l’on retrouve après. Le gardien et la fille voient s’en aller des petits êtres hantés par une étrange sensation de vide. Eux restent et attendent les suivants. Cent pas à droite. « Tu montes, mon chou ? » Cent pas à gauche. « Pour Vénus, il faut monter. »
    Se rencontrent-ils parfois l’un chez l’autre ? Lui client, elle visiteuse ? Elle dira que ce qu’elle sait des hommes lui a fait perdre le goût de l’art ; il répondra que ces chairs roses et blanches, à longueur de mur, le fatiguent des femmes. Mais dans la rue, une fois le travail terminé, lorsque leurs pas les mèneront devant la porte de l’autre, ils auront peut-être un instant d’hésitation. Une envie commune de visiter une grande salle blanche et vide, dont le mur du fond seul serait orné d’une toile énorme. Elle soupirera en la découvrant : « L’amour… »  Et lui, la gorge serrée : « La beauté… » Et ils s’assiéront côte à côte pour masser leurs pieds endoloris.
     

  • Éditions Luc Pire, Liège, 2009.

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