Nos responsables politiques, peut-être parce qu’ils ont plus de loisirs que ceux des pays voisins, sont de formidables inventeurs d’expressions et de termes pour décrire les infinies nuances de notre vigoureuse démocratie. Il y a eu les informateurs, préformateurs, déformateurs, formateurs (avec la variante du préfixe co-, parce que plus il y a de fous, plus on rit), démineurs… Et notre suffrage proportionnel ajoute sa part de créations métaphoriques pour décrire les majorités : l’orange bleue, la jamaïcaine, la bourguignonne, l’Arc-en-ciel, la Suédoise, la lointaine Rouge romaine (non, ce n’est pas une salade…) du temps de Martens et Dehaene, la Papillon du temps de Papillon 1er (non, ce n’est pas un petit pape, et les mouvements de ses ailes ne provoquent aucun ouragan), l’Olivier et les hypothétiques Portugaise (qui rassemblerait le PS, le PTB et Ecolo, autant dire une coalition largement ensablée) ou Coquelicot (PS, Ecolo et la société civile) qui a des airs de commémoration de la Grande Guerre.
Alors que les premières discussions s’enlisaient, il y a quelques mois, à un membre de l’équipe d’un des partis concernés qui m’interrogeait sur un nouveau nom, j’avais suggéré celui de « camaïeu ». On rétorquera que cela ne peut pas convenir : un camaïeu est une variation sur une même couleur. Mais peut-on vraiment prétendre que les partis susceptibles de former une coalition sont très différents ? Si on gratte derrière la couche légère du coloris historique, ne retrouve-t-on pas une même couleur, celle de la soumission au marché, à la finance ? Cette couleur n’est pas le bleu : car si le bleu est la couleur du libéralisme, il devrait s’agir du véritable libéralisme, qui défend les valeurs des Lumières (la liberté, d’abord, mais aussi l’égalité et la frugalité, ainsi que défini par Montesquieu dans L’Esprit des Lois, la justice, la fraternité, l’entraide, la solidarité…) ; non, cette couleur est le gris, un gris triste, celui des costumes de ces petits messieurs convaincus de faire de grandes choses, aveugles aux dangers qui nous menacent, ou n’y voyant que les bénéfices à court terme que cela permettra.
Donc, point de camaïeu, mais une… Vivaldi.
Alors là, je dis stop. Il y a des limites au ridicule. On ne peut pas tout faire au nom de la politique et de son pitoyable show médiatique.
Il semble que cette appellation fut proposée par Georges-Louis Bouchez quand il menait sa mission avec Coens, parce qu’Antonio Vivaldi a composé « Les quatre saisons » et qu’il y a quatre familles politiques en négociation : les socialistes, les libéraux, les écologistes et les chrétiens-démocrates. Si on reste sur la logique saisonnière, il y aurait déjà un souci de daltonisme ; l’orange peut certes renvoyer à l’automne (cela consolera sans doute les socio-chrétiens en déconfiture de penser que l’automne est bien beau et doux…) et le vert au printemps, mais le rouge ? Les feux de l’été ? Pour autant que les socialistes soient encore rouges… Mais même rose… Et que dire du bleu ? Le bleu du ciel d’été ?
Reste alors la pizza « quattro stagioni », du nom des concerti les plus célèbres du prêtre roux et que l’on sert au restaurant L’Antonio, où le génial inventeur de la coalition « Vivaldi » a sans doute ses entrées. Vous avez déjà mangé une pizza « Quatre saisons » ? Du rouge, ok. Orange, soit. Vert, d’accord. Mais bleu ? À part les bonbons chimiques, il n’y a que très peu d’aliments naturellement bleus (les « bleuets » sont plutôt mauve-noir), puisque c’est la couleur de la pourriture (et oui, il y a des fromages « bleus », mais justement à cause de cette pourriture), raison pour laquelle le bleu suscite une répulsion naturelle (je parle de nourriture, pas de politique, bien sûr).
Donc, même en oubliant ou en ignorant qui est Vivaldi, le choix de ce terme pour définir la coalition qui est actuellement au four est absurde. Mais quand on en vient à Vivaldi, on verse dans le ridicule le plus complet, et l’injure à un des plus grands compositeurs.
Vivaldi était d’origine modeste. Surdoué pour la musique, son père le destine à la prêtrise, car il pourra ainsi être à l’abri du besoin et s’adonner à son art. Un prêtre peu orthodoxe (il n’a officié qu’à quelques occasions) dans une époque aussi peu religieuse que possible, mais dont la musique religieuse nous dit que sa foi devait être profonde et sincère ; un serviteur d’une institution, l’Ospedale della Pietà, où il enseigne la musique à des jeunes filles abandonnées, pour lesquelles il compose des concertos (j’y reviendrai) ; un impresario prêt à se ruiner (ce qu’il fera souvent) pour monter les opéras qu’il compose. Bref, le représentant idéal d’un monde culturel dont les puissants se servent et se moquent, à l’image de ce qui se joue dans nos pays, le nôtre en particulier, où la culture est le parent pauvrissime des programmes, même s’il a bien fallu faire « quelque chose » pour aider ce secteur – et je sais que la culture ne dépend pas du Fédéral… même si celui-ci est sollicité par les communautés et régions quand il s’agit de mettre les artistes à charge du régime chômage.
Ajoutons : un hypocondriaque agoraphobe, qui ne sortait en rue que dans une chaise à porteurs, suffoquant dès qu’il se trouvait en présence de trop de personnes. Sans doute Antonio aurait-il été un fervent défenseur du confinement… Cela suffit-il pour se l’approprier et en faire l’étendard d’une coalition qui risque de finir en pizza calcinée ?
Ajoutons que les noms accolés à ses concertos étaient avant tout une astuce commerciale : Vivaldi a très vite cessé de confier ses œuvres à des éditeurs, lesquels ne payaient pas les droits, et les a vendus à la pièce à de riches amateurs. Rien de tel pour les rendre plus attirants que de leur donner un titre évocateur : « L’été », « Le printemps », « La tempête »… Mettez un titre, et les gens vous jureront avoir entendu du vent dans les feuilles ! Vivaldi n’a jamais voulu décrire la moindre saison, la moindre bise ; certaines mélodies, il les a utilisées pour des airs d'opéra qui parlent de deuil ou d'amour… Ce faisant, il ne se moque pas du monde ; c'est le monde qui se moque de la musique, en croyant pouvoir l'enfermer dans des programmes et des titres… Et la politique qui se moque du monde en cachant ses stratagèmes sous de telles appellations.
D’autant que cela ne rend pas l’opposition intelligente ; Raoul Hedebouw, qui nous a pourtant habitués à des sorties plus inspirées, a déclaré : « Vivaldi n’a pas composé 100 concertos différents, mais 100 variations autour de la même mélodie. C’est ce qu’a déclaré le compositeur Stravinsky, et il a raison. » Mais non, il a tort… Et Raoul Hedebouw en premier, qui donne une version fausse d’une citation fausse. Stravinsky aurait dit : « Vivaldi n’a pas composé 500 concertos, mais 500 fois le même concerto. » D’autres ont joué là-dessus, selon qui il y aurait quand même 2 concertos, chacun recomposé 250 fois, ou 500 tentatives d’un concerto qui n’aurait jamais abouti. Stravinsky n’a jamais dit cela, mais il était en droit d’être jaloux du succès renaissant de Vivaldi, que l’on avait sorti de l’oubli complet dans lequel il était tombé. Luigi Dallapiccola, compositeur italien contemporain de Stravinsky, partageait ce ressentiment à l’encontre de Vivaldi ; l’un comme l’autre a aussi essayé de faire oublier leur proximité idéologique avec le fascisme mussolinien, lequel, dans sa volonté de défendre la culture nationaliste, a utilisé Vivaldi. Mais ces jalousies, pas plus que la récupération mussolinienne, ne changent rien au véritable génie de Vivaldi, dont les concertos ne se répètent pas plus que ceux de Mozart, et dont l’œuvre autant que la vie disent les difficultés d’un talent réel à se libérer des petitesses de la politique et des jeux de pouvoir.
Mais peut-être le PTB appréciera davantage la proposition de Joachim Coens : « Avanti ». Le président du CD&V faisait-il référence au chant révolutionnaire et communiste italien, qui termine ainsi : « Le drapeau rouge triomphera / Et vive Lénine, la paix et la liberté » ?
Sans doute tout ceci ne semble pas très sérieux (je parle autant de cette chronique que du choix d’un nom pour une coalition). Pourtant, nommer est un acte politique fort. Si on croit dans la Bible, c’est le premier pouvoir que Dieu a donné à Adam : nommer toutes les choses et toutes les créatures qu’Il avait créées. Et je reprends cette phrase de Camus, très souvent citée ces derniers temps : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Donc, non, trois fois non, cinq cents fois non, et pas seulement pour l’honneur du nom de Vivaldi, qui s’en remetttra. Un nom, c’est important. Les mots sont importants. Les idées aussi. Ce ne sont pas des boîtes fourre-tout. Quand une banque d’affaires luxembourgeoise, au début des années 2000, choisit Che Guevara comme emblème d’une campagne publicitaire, il ne faut pas longtemps pour que tout le monde se rende compte que c’est une erreur, lourde de ridicule. Lors de la prochaine coalition N-VA et VB, parlera-t-on de la « Walkyrie », en référence à Woody Allen qui disait : « Lorsque j’entends “La chevauchée des Walkyries” de Wagner, cela me donne envie d’envahir la Pologne » ?
Plutôt que de chercher des punchlines, des formules accrocheuses, des « marques » racoleuses, ne faudrait-il pas creuser les idées, renforcer les concepts ? Sinon, il ne restera que « Requiem » pour nommer les tentatives de former un gouvernement fédéral démocratique…
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