
Depuis mardi passé, le Soir publie sur son site les nouvelles rédigées par les partis francophones, à travers lesquelles chacun tente d’incarner les lignes fortes de son programme. Cette initiative trouve un écho dans l’appel lancé par des patrons et des personnalités culturelles dans l’Echo ; dans un cas comme dans l’autre, ce qui est demandé aux partis, c’est de proposer une vision de l’avenir cohérente et stimulante.
Autrement dit, un nombre grandissant de citoyens et citoyennes demande aujourd’hui aux partis politiques et à leurs membres de proposer ce que Harari appelle un ordre imaginaire convaincant, capable de mobiliser la société. L’ordre imaginaire, comme l’indiquent les termes, décrit une réalité qui n’existe pas encore telle quelle. Harari donne l’exemple des droits humains ; rien ne prouve scientifiquement les droits humains, et lorsque les Lumières les postulent, le moins qu’on puisse dire à l’époque c’est qu’ils n’existent au mieux qu’à l’état embryonnaire. Mais parce qu’une société entière y a cru, notre démocratie parlementaire a pu se développer et devenir une réalité – aujourd’hui menacée par l’érosion des convictions qui l’ont fondée.
Nous sommes comme le coyote du dessin animé, qui continue à courir dans le vide après que le sol se soit dérobé sous ses pattes. Soudain, il s’arrête, regarde en dessous, découvre le vide… et tombe. Manière de dire que les fictions ne sont pas mensonges, pas des illusions, mais des convictions. Des convictions positives parfois, créatrices de bien-être, de bonheur, de valeurs. Bien sûr, les ordres imaginaires peuvent être funestes : celui du troisième Reich ou de l’Italie fasciste, celui qui croît aujourd’hui et place avant la démocratie la défense de l’identité nationale, celui qui nous pousse à considérer qu’une croissance infinie est non seulement possible, mais indispensable, celui qui défend l’idée aberrante d’un monde sans migration, d’un monde figé où chacun garderait farouchement son petit bonheur derrière de grands murs.
Quel mouton voulons-nous ?
On se souvient de la première rencontre entre le Petit Prince et l’aviateur. « S’il te plaît, dessine-moi un mouton »… Le mouton ne correspond jamais aux attentes de l’enfant. En l’enfermant dans une boîte, l’adulte botte en touche ; le gamin n’a qu’à imaginer le mouton qu’il souhaite. Mais on ne peut transposer au modèle politique le récit d’un adulte névrosé comme Saint-Exupéry (pour celles et ceux qui l’auraient oublié, le Petit Prince va tout simplement finir par se suicider… je n’ai jamais compris, si on me permet cette digression, pourquoi on considère que ce texte est à lire à tous les enfants !)
Ce que l’on demande aujourd’hui aux aviateurs qui entendent piloter notre société, c’est qu’ils nous dessinent le plus précisément possible les moutons, les loups, les avions, les boas, les caisses, les roses et les épines qu’ils nous destinent. Qu’ils leur donnent de la chair, du souffle, de l’esprit, du courage, de la force. Qu’ils avouent leurs faiblesses, leurs lacunes.
Qu’ils affrontent aussi les conflits, car la littérature n’existe qu’à travers les conflits. On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire ; c’est faux. Par contre, ce qui est vrai, c’est que leur histoire ne nous intéresse pas. Les contes pour enfants détaillent avec minutie les souffrances et les difficultés qu’affrontent leurs héros ; mais à la fin, la vie heureuse qui s’ouvre à eux est esquissée en une phrase stéréotypée : « Ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux très longtemps. »
Sans doute les nouvelles rédigées par les différents partis pèchent-elles par un excès d’utopie et de pensée positive – et les nouvelles proposées par trois partis flamands (SP-A, CD&V et Groen) s’inscrivent grosso mododans la même veine.. La société qu’ils nous promettent est résolument heureuse. C’est logique. La plupart n’éludent cependant pas les difficultés rencontrées pour y arriver, les luttes qui auront été nécessaires pour changer les mentalités. Je soulignais déjà la faible place laissée au thème de la migration dans ces nouvelles, alors que c’est sur ce dossier que le gouvernement Michel est tombé ; la lecture attentive de Maha Smati confirme cette impression. Justine Muller rappelle quant à elle que l’art de l’utopie, immortalisé par Thomas More, répond à des règles et n’échappe peut-être pas à ses faiblesses, ce qui n’enlève rien à sa capacité mobilisatrice et fondatrice. En détaillant les techniques narratives utilisées par les uns et les autres, Thomas Dedieu met en avant un élément commun à tous les textes et à toutes ses utopies : le monde de demain devrait être celui de la maîtrise du temps pour chacun et chacune.
La maîtrise du temps
Vraiment ? On aimerait le croire. Mais la maîtrise du temps de qui par qui ? On est ici au cœur de la question politique et littéraire.
La littérature, ce n’est peut-être rien d’autre que du temps mis en forme. Un temps hors-temps qui nous permet de nous « distraire », de prendre de la distance par rapport au monde dans lequel nous vivons, afin de mieux le comprendre et d’y revenir plus fort, mieux armé pour l’affronter et résoudre les conflits incessants qu’il nous réserve.
La politique, c’est le règne du temps court, de la course contre le temps. La campagne électorale permanente, le nez dans le guidon, la peur de prendre les mesures indispensables à long terme mais impopulaires et préjudiciables à court terme électoral.
Quand les deux temps se rencontrent, comme dans cet exercice, cela donne un curieux mélange : un temps mis en pause, comme un gros cadeau Noël offert à tous les citoyens dans un avenir plus ou moins proche. Un temps solidaire, de qualité, un beau temps sans pic de pollution, avec juste ce qu’il faut de soleil et de pluie. Un temps suspendu sur un point d’équilibre parfait…
On veut y croire. On veut croire que tous les partis, quelle que soit la coalition qui émergera des urnes le 26 mai prochain, saura s’opposer à ce temps financiarisé, ce rêve ou plutôt ce cauchemar décrit par le directeur de France Television, Patrick Le Lay, qui entendait offrir du temps de cerveau disponible des spectateurs aux annonceurs. Un temps qui pourra servir à autre chose qu’à faire des achats en ligne ou dans des boutiques, fussent-elles locales et équitables. Du temps pour être et pas du temps pour avoir. Pour être libre et non pour posséder et être possédé par nos possessions.
Prenez le temps d’en discuter
Ces nouvelles sont désormais accessibles à toutes et tous, et vous pouvez venir en discuter avec les auteurs et autrices, ainsi qu’avec d’autres représentants de partis, le samedi 17 mai prochain, de 17 à 20 heures, dans la Galerie de marbre du Palais des académies, 1 rue ducale à Bruxelles (inscription via Facebook).