
« Un ordre naturel est un ordre stable. Il n’y a aucune chance que la loi de la gravitation cesse d’opérer demain, même si les gens cessent d’y croire. En revanche, un ordre imaginaire court toujours le danger de s’effondrer, parce qu’il dépend de mythes, et que les mythes se dissipent dès que les gens cessent d’y croire. Préserver un ordre imaginaire requiert des efforts acharnés à chaque instant. Certains prennent la forme de violence et de contraintes. Armées, polices, tribunaux et prisons œuvrent sans cesse pour forcer les gens à se conformer à l’ordre imaginaire. » (Yuval Harari, Sapiens)
Rien n’est effectivement moins naturel que la politique et l’organisation sociale. Le mythe dans lequel nous vivons plonge ses racines à la fin du dix-huitième siècle : c’est celui des Lumières, du libéralisme (au sens originel). Il a évolué au gré de la révolution industrielle, de l’essor du capitalisme ; « le bien suprême est “le plus grand bonheur du plus grand nombre”, déclara à la fin du XVIIIe siècle le philosophe britannique Jeremy Bentham, avant de conclure qu’accroître le bonheur général était l’unique objectif digne de l’État, du marché et de la communauté scientifique », explique Harari dans Homo Deus. Le credo de cette société : la croissance, ce qui a conduit la société à dénaturer le projet de Bentham et à réduire le bonheur au profit.
Il serait grotesque de faire l’impasse sur les améliorations extraordinaires que ce mythe a apportées à l’humanité : allongement de l’espérance de vie, régression des épidémies, des famines, etc. Pour autant, la sécurité sociale et les services publics mis en place à partir du dix-neuvième siècle n’ont pas, regrette Harari, eu pour objectif d’assurer le bonheur des gens, mais de les rendre les plus aptes possible à servir la nation. Et rien ne prouve que la croissance nous rende plus heureux.
La crise des Gilets Jaunes
Dans une récente chronique, je rappelais l’approche de Georges Sorel pour appréhender la question de la violence associée au mouvement des Gilets Jaunes, que ce soit en France ou en Belgique. En deux mots, Sorel oppose d’un côté la force exercée par le pouvoir (les « forces de maintien de l’ordre », comme on les appelle), et de l’autre, la violence du peuple, qui n’est que la réponse, légitime aux yeux de Sorel, à l’exercice de cette force. C’est une autre manière de dire que, dans les relations sociales comme dans tant d’autres, le principe action-réaction régit tout.
La crise des Gilets Jaunes est le résultat conjoint de deux actions – et j’utilise le terme dans l’acception de Sorel – : d’une part, la délégitimation progressive de tous les corps intermédiaires ; d’autre part, ce que Harari décrit dans ses deux essais, à savoir que les gouvernements ont plus recherché la soumission des citoyens que leur bonheur.
En l’absence de ces représentants de la population que sont les syndicats et les associations, les gens n’ont plus personne pour porter leur parole auprès du pouvoir, lequel se retrouve face à cette colère comme l’essieu d’une voiture privée de plaquettes de frein. Quelle que soit la métaphore mécanique à laquelle on recourt, les corps intermédiaires sont ce qui permet le bon fonctionnement de la société ; sans intermédiaire, l’incompréhension se développe et la violence risque de pointer le bout de son nez.
Pour ce qui est du bonheur promis, ce mensonge ne pouvait susciter que de la frustration, accrue par le sentiment d’une précarité toujours plus grande pour la majorité, quand une minorité toujours plus petite s’enrichit démesurément.
Dès le début : décrédibiliser et criminaliser
C’est peu dire que le pouvoir – français ou belge – n’a pas vu venir cette colère. Et c’est déjà un constat assez terrifiant, que ceux qui ont en charge la conduite du pays ne se soient pas aperçus de ce malaise et n’aient pas pris à temps les mesures nécessaires. Je ne pense pas que ce soit de l’inconscience ou de l’incompétence ; ce déni est volontaire.
Pour revenir à l’idée forte de Harari, celle des ordres imaginaires, notre société est organisée selon un récit. Toute politique est d’abord narration ; dans notre cas, on peut juger qu’elle n’est plus que ça. Une narration qui masque sa violence derrière des termes technocratiques neutres – parler de « restructuration » plutôt que de « licenciements », par exemple, de « visite domiciliaire » plutôt que de « perquisition » —, et qui rejette la violence sur les opposants. Quand le maître agresseur feint d’être agressé, expliquait Guillaume Le Blanc lors du colloque organisé à l’Université Saint-Louis en décembre dernier, on se trouve face à un de ces « discours qui tuent ». Leur première victime est d’abord la liberté ; liberté d’expression d’une parole critique, liberté de défendre des droits chèrement acquis, liberté d’opinion…
Passée la prétendue stupeur des gouvernements, après les premières manifestations des Gilets Jaunes, une communication efficace s’est mise en place, qui a eu un seul objectif : criminaliser le mouvement et ses acteurs, à travers une dramatisation et une théâtralisation qui se traduit jusque dans la manière dont la presse rend compte des différentes actions : ce sont désormais des « actes », comme sur la scène. Dès le deuxième samedi parisien, les représentants du pouvoir ont dressé préalablement un tableau apocalyptique de ce qui allait se passer. Les chaînes d’info continue, en particulier BFM, ont multiplié les séquences montrant les scènes de violence. J’étais à Paris ce samedi-là, à quelques rues des Champs Elysées ; tout était d’un calme absolu. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des excès et des scènes de violences, des casseurs qui, là comme ailleurs, infiltrent le mouvement. Cela ne veut pas dire que cette violence est excusable ; mais ce qui est marginal, dans le traitement médiatique, est devenu petit à petit la règle. Parce que c’est le message que souhaite privilégier le gouvernement. Et lorsque certains médias tentent d’équilibrer les choses (comme ici), cela passe presque inaperçu, face au matraquage construit sur « l’hyper violence » d’un mouvement qui, à en croire certains, ne peut nous conduire qu’au fascisme – comme l’illustre malheureusement Jean-François Kahn dans une récente chronique.
Michael Moore le dénonçait déjà dans Bowling for Colombine : alors que la criminalité et la violence baissent continuellement dans les statistiques, la couverture médiatique de cette violence augmente de manière exponentielle. Les gens ont donc le sentiment de vivre dans une société ultraviolente, alors que c’est l’inverse. La société n’est plus le lieu où les individus vivent et se confrontent ; c’est une scène où certains jouent, tandis que la majorité regarde. Le monde de Hunger Games est en route.
La réduction aux casseurs
Tout comme les migrants sont réduits aux passeurs et aux terroristes, les Gilets Jaunes sont réduits aux casseurs. La rhétorique est usée mais marche toujours : « Tous les Gilets Jaunes ne sont pas des casseurs MAIS… » ; le « mais », dans une telle phrase, on le sait, annule purement et simplement tout ce qui précède.
Cette criminalisation des citoyennes et citoyens qui veulent faire entendre leur colère porte ses fruits, semaine après semaine. Alors que, dès le début, les gouvernements belge et français auraient dû prendre le problème à bras-le-corps et mettre en œuvre des actions énergiques fortes et significatives, on s’est contenté de mesures floues et de promesses vagues. Un « grand débat national » dont la direction a d’abord été confiée à Chantal Jouanno – avant qu’elle renonce au vu des réactions –, dont le salaire est en lui-même une injure totale aux Gilets Jaunes et la marque d’un mépris complet, que l’intéressée a amplifié en osant proposer que si ce salaire semblait excessif, les citoyens pouvaient proposer qu’il soit rediscuté – version moderne de la réplique supposée de Marie-Antoinette, proposant que l’on donne des brioches au peuple. Bien sûr, ce salaire de près de 15.000 euros mensuels bruts n’est pas lié à la conduite du grand débat national ; mais ce choix, et les justifications avancées, démontre ou l’inconscience du pouvoir, ou son cynisme. Je l’ai dit : le pouvoir n’est ni inconscient ni bête…
Mais parfois, certaines personnalités de cette élite le sont, comme Luc Ferry, lequel a appelé les forces de l’ordre à se servir de leurs armes contre les Gilets Jaunes. Ses tentatives de justification après coup sont peu convaincantes et comme toujours, dans ce genre de sortie, le seul message qui passe est le premier, le plus provocant, le plus excessif.
La criminalisation des Gilets Jaunes a un objectif : faire peur. Le terrorisme n’est pas seulement là où on croit. Lorsque notre gouvernement arrête des manifestants avant même qu’ils aient commencé à manifester, il contrevient à la Constitution, comme l’explique la constitutionnaliste Anne-Emmanuelle Bourgaux, qui rappelle fort justement que « les élus doivent envoyer desréponses politiques à leurs électeurs. Pas des chiens et des autopompes. » Les armes utilisées par la police pour disperser les manifestations sont excessives ; elles ont pour résultat, selon le principe d’action-réaction, d’exacerber d’un côté la violence de certains Gilets Jaunes, et de l’autre d’effrayer celles et ceux qui pourraient être tentés de rejoindre le mouvement – tout comme les actions policières à l’encontre des hébergeurs visent à saper la solidarité citoyenne envers les migrants.
Parce que la clé de la réussite de ce mouvement est là : dans le nombre. Les gouvernements l’ont parfaitement compris : ils feront tout pour qu’il n’atteigne jamais cette masse critique au-delà de laquelle de véritables changements s’imposeront. Le discours qui aujourd’hui tente de préserver l’ordre chancelant d’un ultralibéralisme déconnecté de ses valeurs démocratiques, couplé à des actions policières disproportionnées, n’a d’autre fin que d’assurer le maintien d’un mythe qui, définitivement, est incapable d’offrir le bonheur au plus grand nombre.