
Cela n’aura échappé à personne : la campagne électorale est résolument placée sous le signe de l’écologie, sous la pression principalement des jeunes et de leurs actions pour le climat. On doit s’en réjouir. Mais ce changement de cap illustre aussi la versatilité des priorités médiatiques, lesquelles déterminent de plus en plus les priorités politiques…
Dans quelques jours, le Soir publiera sur son site l’intégralité des nouvelles que les partis francophones ont rédigées pour donner chair à leur programme. Comme les lecteurs pourront le constater, l’écologie domine tous les textes, avec quelques nuances. Mais, à l’exception notoire du texte de DéFI et d’une mention dans celui du PS, aucun texte n’évoque la question des migrants. Et le même phénomène s’observe dans la plupart des débats et des prises de paroles des uns et des autres, comme si les élections ramenaient les candidats et leurs électeurs à des préoccupations directes, concrètes, personnelles.
Ma maman adorait cette blague : comment expliquer les couleurs du drapeau belge ? Le rouge, c’est le sang de nos soldats qui ont défendu la patrie ; le jaune, c’est la gloire du roi qui veille sur elle ; et le noir ? Ah ! si c’était vert, ce serait l’espoir. Le rouge et le noir qui définissent la charte graphique et tragique de la migration se dissoudraient-ils dans le vert de l’espoir ? Ne sont-ils électoralement « utiles » que pour servir de repoussoir, que pour alimenter des peurs artificielles et renforcer les partis nationalistes et extrémistes ? La question migratoire ne s’inscrit-elle pas dans une gestion écologique globale, quand on sait l’importance de la migration climatique, mais aussi quand on prend en considération le rôle que les pays pauvres jouent dans le traitement de nos déchets ou dans l’approvisionnement en métaux rares, il y a de quoi être surpris par cette disparition. D’autant que le sujet faisait les gros titres il y a à peine quelques mois.
Un titre chasse l’autre
Le phénomène est aussi vieux que le monde, sans doute. Pas possible de s’apitoyer longtemps sur un même drame, de s’intéresser durablement à un même sujet. La nature humaine est versatile, nous recherchons la distraction plus que l’interrogation. Les êtres vivants dans le milieu naturel se concentrent sur les vrais dangers ; en société, les humains se focalisent sur des leurres. Du moins les pouvoirs qui s’exercent sur eux les leur proposent afin de détourner l’attention des sujets vraiment sensibles. La migration a servi au gouvernement à justifier des mesures sécuritaires et des atteintes aux libertés fondamentales, tout en reléguant dans une pénombre propice à leur avancement des réformes économiques et sociales qui ont considérablement réduit les services publics en nombre et qualité.
Les marches pour le climat n’ont pas interrompu les migrations, lesquelles sont, à leur manière et pour partie, des marches désordonnées à cause du climat. Les jeunes qui défilent sont aussi préoccupés, pourtant, par cette question ; mais il n’en ressort pas grand-chose dans l’accaparement de l’écologie par les partis.
Pourtant, c’est bien sur le pacte pour les migrations que le gouvernement est tombé. La ligne de rupture est là, a-t-on clamé à l’époque. Je n’en ai jamais rien cru ; cette rupture était stratégique, voulue autant par la N-VA que par le MR, histoire de permettre au premier de se montrer intraitable sur la question auprès des électeurs du Vlaams Belang, au second de se refaire une virginité morale – à voir les sondages, le calcul n’était pas si judicieux.
Du côté francophone, le MR est certainement soulagé de voir ce sujet noyé dans la marée verte. Et les autres partis suivent la vague, à quelques nuances près.
Les veilleurs
Heureusement, tout le monde ne considère pas que l’écologie ne recouvre pas aussi la question migratoire. Et des mutations sont en train de se produire dans notre société, qui voient les citoyens et citoyennes s’engager publiquement dans le débat public, même s’il s’agit de corporations réputées discrètes, ou que l’on considère, à tort ou à raison, tenues par un droit de réserve.
On se souvient de la prise de position courageuse des recteurs et rectrices belges lors de l’affaire Mawda, et des menaces on ne peut plus grossières et explicites proférées par Theo Francken à leur encontre. Le monde académique se mobilise de plus en plus, sur le sujet de la migration ou d’autres ; c’est dans cette optique que, le 15 mai, aura lieu une journée complète, organisée par le collectif Carta Academica, en collaboration avec le Soir, sur le thème « Dire la migration, écouter les migrants ». Signe quand même que le sujet reste épineux, tous les partis politiques, du nord comme du sud, enverront un représentant pour la quatrième table ronde.
Mais ils ne sont pas les seuls ; en effet, l’ordre des barreaux francophone et germanophone, Avocats.be, a également publié un « Mémorandum sur la question migratoire », aux titre et sous-titre on ne peut plus clairs : « Verrous allons-nous ? Propositions pour une migrance gérée, qui le soit sans préjugé mais avec raison et efficience. » Ce qui signifie que la migrance a été gérée dans une logique de verrou – criminalisation des migrants et de celles et ceux qui leur viennent en aide, répression, enfermement des familles y compris avec enfants mineurs… –, sous l’influence de préjugés faux et malhonnêtes, de manière irrationnelle et inefficace.
Les avocats sont souvent en première ligne pour défendre des dossiers liés à la migration (ou à la migrance, pour reprendre le terme utilisé dans le Mémorandum), ce qui leur donne non seulement une vision juste de ces questions, mais aussi le droit (et le devoir) d’interpeller l’opinion publique et les partis politiques – d’où la publication de ce document nuancé, clair et salutaire : « La pratique quotidienne leur enseigne au moins une chose : la migrance est toujours une histoire humaine, faite non de chiffres et de flux, mais d’individualités, toutes différentes, avec leurs fragilités, leurs détresses et aussi leurs espoirs en une vie meilleure, leurs énergies et leurs envies d’apporter leur pierre à l’édifice que constitue notre société. » Ils en appellent à une politique qui, « pour être efficiente, ne saurait être brutale, appelle des structures […] et une politique réfléchie qui agrègent plutôt qu’elles n’opposent ou excluent. Or, les avocats sont frappés non seulement par la réification mais même la brutalité qui préside trop souvent soit à la prise de décisions individuelles soit à la politique générale de la migrance. »
Ne pas se substituer au politique
La volonté d’Avocats.be n’est pas de se substituer au pouvoir politique ; mais compte tenu des lacunes et des erreurs qui guident la politique migratoire des gouvernements depuis 2014, les avocats refusent de rester silencieux et font des propositions qui marquent par leur justesse, leur humanité et leur probable efficacité, après avoir analysé et déconstruit les mesures absurdes prises actuellement. Ces propositions visent à protéger d’abord les droits humains fondamentaux, à commencer par la dignité humaine; « Qu’est-ce qui justifie que l’on humilie, voire maltraite celui qui fera peut-être partie de la société demain ou celui qui de retour dans son pays aura des choses à dire de la Belgique?»
Tous les professionnels qui sont impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans la gestion de la migration – on pourrait ajouter ici les médecins, contraints de donner des avis dans des dossiers de renvoi au pays de personnes malades qu’ils n’ont même pas le droit d’ausculter – le disent : notre politique est inhumaine, inefficace, absurde et coûteuse. Dans le grand chamboulement écologique qui s’annonce et qui sera salutaire, espérons qu’une place majeure sera donnée à cette question. Car la planète ne sera sauvée que si l’on sauve aussi les humains qui la peuplent – en tout cas, je ne suis pas de ceux qui pensent que la meilleure chose qui pourrait arriver à la planète serait la disparition de l’humanité. L’écologie, plus que tout autre dossier, est un enjeu mondial et global ; la migration aussi. Les deux marchent main dans la main.