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Mawda et la dignité humaine


Voilà un an que la petite Mawda a été tuée par un policier, lors d’une course-poursuite absurde qui s’inscrivait dans la chasse aux migrants lancée et voulue par Theo Francken et Jan Jambon, encouragée et autorisée par Charles Michel – l’opération « Medusa » dont le but était clairement de « faire du chiffre » en interpellant un maximum de migrants tout en prétendant lutter contre « la traite des êtres humains ». Tout, dans cette affaire et dans la gestion politique de ce dossier, est indigne, côté gouvernement. Heureusement, des citoyens et des citoyennes ont pu, un tant soit peu, sinon sauver l’honneur de notre pays, du moins rendre un peu de dignité aux victimes.


Hasard de calendrier ? Sans doute pas tout à fait ; ce samedi 18 mai, Hart boven Hard et Tam-Tam organisent un événement politico-littéraire pour « Dire la dignité ». Au moment où les partis politiques se sont pliés au jeu de la littérature pour décliner leur programme, cette rencontre renforce l’importance de la narration dans la défense de la démocratie et des valeurs qui la sous-tendent.


Les droits humains sont un de ces ordres imaginaires inventés par des êtres humains. Autrement dit, des fictions que rien ne prouve, mais qui pourtant créent des mondes. Il n’y a qu’une façon de « prouver » le bien-fondé des droits humains : les appliquer et les défendre. Ils ne peuvent pas être seulement des mots, les cache-sexes d’une politique qui, dans les moindres de ses actes, les nieraient continuellement. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Camus ; invoquer les droits humains et la dignité tout en bafouant les uns et l’autre, c’est condamner le monde à l’inhumanité.

Quand nos responsables politiques parlent de « visites domiciliaires » pour masquer des perquisitions, ils nomment mal les choses. Quand les managers parlent de « réorganisation » au lieu de « licenciement collectif », ils ajoutent au malheur du monde. Quand un gouvernement déclare qu’une petite fille est morte pour avoir été utilisée comme enfant-bélier, alors qu’elle a été abattue par le tir d’un policier, quand il rejette leur faute sur des parents innocents, ils bafouent la dignité humaine.


La seule dignité de l’homme, écrit encore Camus dans Le mythe de Sisyphe, c’est « la révolte tenace contre sa condition, la persévérance dans un effort tenu pour stérile. » Et la condition des hommes et des femmes frappés par la malchance, à des degrés divers – c’est-à-dire près de la totalité d’entre eux, à un moment ou un autre de leur vie –, est révoltante, parce que marquée par la précarité, l’insécurité, l’indignité. Ce qui fonde la dignité humaine repose sur un socle dont la solidité ne dépend que rarement de nous, en tant qu’individu ; c’est la société tout entière qui se doit d’en garantir la stabilité pour chacun.


Rien n’est plus fragile que la dignité. Un éclat de rire la bafoue. Un coup du sort la pulvérise. Un regard la dissout, un silence la piétine. Pourtant, si on y pense bien, elle est ce qui résume tous les droits humains, toutes les valeurs auxquelles nous nous référons sans relâche pour vendre notre modèle démocratique. Elle est la valeur fondamentale qui fonde la révolte, par opposition à la révolution qui elle, se joue sur une valeur qui n’existe pas encore. La protection, les libertés, l’égalité, l’accès à l’enseignement et à la culture, les sécurités… tout, au final, se ramène à la dignité.


La dignité, c’est la nudité de l’humanité. L’état de beauté et de fragilité absolu. On ne peut pas à la fois la glorifier dans les musées et l’humilier au quotidien. Mon père, qui avait par chance échappé à la Shoah dans laquelle la quasi-totalité de sa famille allait disparaître, me disait que pour lui, l’horreur absolue résidait dans la nudité imposée aux victimes avant de mourir. J’ai eu du mal à le comprendre ; pourquoi cette nudité était-elle pire que la mort ? Pourquoi même considérait-il presque la mort comme un soulagement face à cette violence portée à l’encontre de la pudeur ? Parce qu’il s’agit, ici encore, ici toujours, de dignité.


Les amants se déshabillent pour s’aimer ; les bourreaux déshabillent leurs victimes pour les humilier. Pour leur rappeler que, sans ses armes, ses parures, ses atours, l’humain est le plus fragile des animaux. La statuaire fasciste glorifie la nudité des athlètes musculeux, au menton arrogant ; Poutine comme Mussolini adore exhiber son torse musclé. Cette nudité-là est l’expression d’un ordre fondé sur la seule force, le négatif de celle de la victime, du faible que la loi ne protège plus.


La loi est là pour protéger les plus faibles ; c’est pour ça que le fascisme et le nazisme la détestent. À leurs yeux, comme le démontre Johann Chapoutot dans La loi du sang, la loi est une fiction, une invention imposée par les inférieurs aux plus forts, dont la seule faiblesse a été d’accorder cette protection indue à ceux que la nature aurait éliminés sans pitié. C’est qu’à leurs yeux, la dignité n’a de lien qu’avec la puissance et la gloire, la reconnaissance publique. Digne et noble vont de pair.


Quand les amants s’enlacent, il n’y a pas ni puissance, ni renommée. Juste l’amour et le partage. Quand on relève les plus faibles, quand on les soutient, quand on les défend, on restaure la seule dignité qui devrait prévaloir. Tout ceci peut sembler très christique ; laissez alors l’athée vous dire que ce serait l’essentiel du message chrétien. Vêtir celui ou celle qui est nue, c’est lui rendre sa dignité, le réinscrire dans l’ordre de l’humanité, à l’égal des puissants de ce monde – dont un enfant candide proclame parfois qu’ils sont les seuls à être vraiment nus, et misérables.


À l’heure d’un scrutin déterminant, il faut se rappeler combien la dignité humaine est bafouée, quotidiennement. Il faut se souvenir de parents séparés de leur fillette mourante, à qui l’on a interdit de l’accompagner à l’hôpital. D’une fillette de deux ans qui est morte en se disant peut-être que ses parents l’avaient abandonnée. De cette mère qui, pendant trois jours, n’a pu changer de vêtements et a dû porter le t-shirt maculé du sang séché de sa fille.


Oui, c’est vrai : la dignité et l’émotion sont indissociables. Mais le sang-froid des décideurs politiques qui tentent de masquer le sang chaud d’un crime d’État me semble être une véritable indignité, qu’il faut dénoncer encore et toujours, d’autant que l’enquête piétine et qu’aucune commission parlementaire n’a été mise sur pied pour établir la vérité. Et tenter de rétablir la dignité de notre démocratie.

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