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Liberté, un caprice qu’on revend sur eBay ?



Peut-être est-ce Janis Joplin[1]qui donne la meilleure définition de ce qu’est la liberté :


Freedom’s just another word for nothing left to lose

Nothing ain’t nothing honey if it ain’t free


Être libre serait donc n’avoir rien à perdre, et rien n’a de valeur à moins d’être gratuit ; difficile de dire de manière plus radicale que la liberté est en opposition complète avec la société dans laquelle nous vivons. Une société où les biens, les liens, les chiens, les riens que nous possédons nous possèdent plus sûrement encore ; une société où la valeur de ces possessions possédantes est à l’exact opposé de leur gratuité.


La voix rauque et le destin tragique de Janis Joplin, qui mourra le lendemain de l’enregistrement de ce qui deviendra un de ses plus grands succès, disent aussi la dimension tragique de la liberté, et sa fragilité. Être heureuse avec Bobby suffit au bonheur ; mais Bobby finira par partir, parce qu’il cherche un foyer. Et l’amante abandonnée, parce que trop libre et incapable de lui offrir ce foyer auquel il aspire, échoue sur l’aveu de sa douleur :


But I’d trade all my tomorrows for one single yesterday

To be holding Bobby’s body next to mine

[…] Nothing, that’s all that Bobby left me, yeah


Sans Bobby, elle se retrouve avec rien, ce rien qui est tout ce qu’il lui laisse, ce rien qui signe une liberté à laquelle il n’est pas simple de survivre.


Je parle de dimension tragique de la liberté, parce que la tragédie dit le paradoxe de la liberté ; les héros tragiques se veulent et se disent libres, mais nul être n’est moins libre qu’eux. Quoi qu’elle fasse, Antigone est destinée au tombeau. Rien n’arrête le destin promis aux héros tragiques, comme l’explique le personnage qui incarne le chœur dans l’Antigone d’Anouilh :


C’est ça qui est commode dans la tragédie […] on n’a plus qu’à laisser faire, ça roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé, depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences… […] Et puis surtout, c’est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir. C’est sale, l’espoir. […] Là, c’est gratuit, c’est pour les rois. Il n’y a plus rien à tenter, enfin.


Autrement dit, souffle l’harmonica que Janis sort de son bandana crasseux, la liberté a du mal à se défaire des liens que nous nouons et qui se tissent malgré nous ; à moins de considérer – ce qui fut le cas à certaines époques de manière collective et ce qui le restera toujours à titre singulier – que la mort est la libération ultime, la vie nous inscrit, dès notre premier cri, dans une relation de dépendance dont il est difficile, voire impossible, de sortir.


Liberté et religion


La religion, au sens étymologique du terme, est ce qui relie les êtres entre eux, et avec leur(s) dieu(x). Animal grégaire, l’humain supporte difficilement la solitude ; il supporte encore moins de ne pas comprendre par qui, pourquoi et comment il a été jeté dans une vie qu’il n’a pas demandée. Il est la seule de toutes les créatures vivantes à savoirqu’il est né à un instant précis, en un lieu donné, la seule aussi à savoir qu’il mourra sans aucun doute en un jour et en lieu inconnus. Nous passons dans un réel qui ignore ce qu’est le passage ; et si les sages parmi nous nous enseignent qu’il faut se détacher, les pas-sages, qui sont majoritaires et au rang desquels je me compte sans hésitation, ne renoncent pas aussi facilement à la dense polarité dans laquelle se débat l’envie de liberté : l’angoisse liée à ces questions existentielles ; le besoin de réconfort que l’on trouve dans les liens.


N’est pas Bouddha qui veut, et ceux qui font du renoncement et de la « zénitude » la clé de sa pensée n’ont semble-t-il pas compris grand-chose au bouddhisme. Si la sagesse nous apprend que la meilleure attitude face à la vie et à ses angoisses est le renoncement, autant prôner le suicide immédiatement. Certains l’ont fait. Ou, en attendant la mort, la jouissance sans limite, la liberté absolue. C’est tout l’enjeu que Camus démonte dans son Homme révolté : reconnaître, comme le fait la pensée de l’absurde, la gratuité (ou la vanité, c’est presque la même chose) radicale de tout acte peut mener certains aux pires actes, meurtre ou suicide, en passant par le spectre infini des violences que l’homme a développées pour combler son ennui et la peur de son reflet dans le miroir. Mais pour Camus, cette liberté-là n’est pas possible ; la morale de l’absurde trouve sa limitation dans le principe premier qu’est la dignité humaine. C’est au nom de cette dignité que l’on se révolte ; c’est pour cette dignité que l’aventurier de l’absurde (potentiellement, chacun d’entre nous) poursuit la confrontation avec le néant le plus longtemps possible, pour « donner au vide ses couleurs », pour manifester le bonheur de Sisyphe qui trouve dans son combat éternel la seule victoire possible contre le « silence déraisonnable du monde ».


De tous temps, les religions se sont construites et ont étendu leur pouvoir en offrant à leurs ouailles les réponses, donc les liens qui apaisent leurs angoisses. Peu importe ces réponses ; nul n’a jamais pu vérifier leur justesse et leur pertinence, sinon dans le réconfort qu’elles ont offert à celles et ceux qui y ont cru. Après tout, une vérité n’est le plus souvent qu’une histoire bien racontée à laquelle un nombre plus importants d’individus décide de croire. La religion apporte également, dit-on, la morale, la loi qui gère les relations entre les êtres. Ce qu’il est permis de faire, ce qui est interdit. Chacune édicte son décalogue, autrement dit les limites à la liberté auxquelles chacun doit consentir si l’on veut qu’une société juste et pacifique s’établisse et se maintienne.


Pas de société sans lien ; quelle marge pour la liberté dans cette perspective ? C’est la lutte entre l’intérêt particulier, au cœur du projet libéral, et l’intérêt général, le bien commun, au cœur du projet socialiste (pour schématiser les débats). L’intérêt est-il une déclinaison de la liberté ? Sans doute, car des intérêts doivent être défendus et assurés, et comment pourrait-on le faire sans liberté ? La liberté partage avec le livre une même racine étymologique : liber, l’écorce de l’arbre. Est-elle, dans ce conflit entre le particulier et le collectif, le doigt coincé entre l’écorce où chacun rêve d’écrire sa liberté, et le tronc d’une société incapable de se mouvoir, rivée à ses racines ? Prendre la plume, se parer de plumes pour s’envoler, libre et solitaire ; ou se fondre dans le tronc commun qui libère de toutes questions superflues ?


Leçons d’anglais


L’anglais nous permet de démêler deux aspects antagonistes de la liberté. On peut, en anglais « be free to » ou « be free from ». Être libre de faire (ce que l’on veut) ; être libéré de (tout ce qui nous… quoi ?). C’est la leçon que la surveillante adresse aux jeunes femmes destinées à faire des enfants, dans la série « La servante écarlate », adaptée du roman de Margaret Atwood qui décrit la mise en place d’une théocratie aux États-Unis.

La liberté d’action se décline aux niveaux individuel et collectif. La société nazie s’est collectivement sentie libre de commettre les crimes que l’on sait, tout comme l’anarchiste se sent libre de n’obéir à aucune autorité ; la différence – et elle est de taille – réside dans une composante de la liberté qui ne touche que l’individu : la responsabilité. Être pleinement libre, pour chacune et chacun d’entre nous, exige que nous soyons responsables de tous nos actes, à chaque instant. Que nous ne rejetions pas d’emblée la responsabilité sur autrui. La liberté collective des criminels, quel que soit le nom donné à leur idéologie fanatique et terroriste, se bâtit sur la déresponsabilisation absolue des individus, lesquels ne sont d’ailleurs plus des individus, mais des pions interchangeables. Des hommes et des femmes qui ont donc été libérés de toute responsabilité, de tout questionnement, de toute angoisse.


Sollicitude et empathie

On le voit, le nœud gordien de la liberté, c’est l’autre. Si nous étions seuls, nous serions libres ; serions-nous heureux ? Comment concilier bonheur, liberté et solitude ? Comment être, pour reprendre encore les mots de Camus, à la fois solitaire et solidaire – et heureux comme Sisyphe, éternel solitaire pour avoir voulu libérer les humains de la mort ?

Pour Paul Ricœur, la sollicitude c’est le fait de reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Il me permet de devenir ce que je suis ; entre lui et moi, se nouent des liens de réciprocité et d’interdépendance. Cette fonction de miroir, c’est ce que les neurosciences ont également découvert à travers les neurones miroir, siège du mécanisme qui permet la vie en société et le développement de la culture : l’empathie.


Ce processus inné est présent chez de nombreuses espèces vivantes ; chez nous, il est particulièrement développé. C’est grâce à lui que nous pouvons, parfois littéralement pour les plus empathiques, nous mettre « à la place de l’autre », ressentir ce qu’il ressent. C’est par cette identification automatique que nous sommes poussés à protéger les plus faibles, celles et ceux qui, sous nos yeux, sont en danger. Quitte, parfois, à agir contre nos intérêts particuliers – la forme la plus extrême de cela résidant dans les actes d’héroïsme qu’il n’est pas possible de prévoir et qui nous surprennent en premier, comme s’il s’agissait d’un autre que nous qui aurait pris le contrôle de nos actes et de notre volonté. L’héroïsme serait ainsi, lui aussi, une forme paradoxale de liberté, acte libre et libérateur posé à notre insu, donc non libre…


L’empathie est-elle le miroir de la liberté ou son opposé ? Qui est cet autre, cet « alien » qui nous aliène ? Celui et celle qui se complaît parfois dans cette dépendance à notre égard, qui se prolonge au-delà du stade naturel de dépendance qu’est l’enfance ? Celle et celui qui confond l’amour et le besoin, qui, pour être lui, a besoin de nous ? Cette sollicitude dont parle Ricœur, qui doit trouver son équilibre délicat entre les aspirations et les besoins de deux êtres, dix, mille, huit milliards. Aimer, s’attacher à quelqu’un, l’attacher à soi…

C’est l’expérience qu’a vécue Christopher McCandless, le héros malgré lui de Into the Wild. Un jeune homme qui, alors qu’il fête son diplôme avec ses parents et sa petite amie, découvre que sa vie est désormais tracée : une voiture, une maison, une femme, une famille, un job… une longue ligne droite jusqu’au cimetière. Il plaque tout et tout le monde, sans prévenir, pour un long périple qui le conduira en Alaska. Tout au long de ce parcours, des gens s’attacheront à lui et il s’en détachera à chaque fois pour poursuivre son rêve de liberté et de solitude. Christopher McCandless découvrira la mort, non par choix, mais par erreur. C’est que la liberté, c’est dangereux. Une prise de risque constante. On confond une baie avec une autre, et c’est foutu. Alors qu’il se sent mourir, Christopher aura encore la force d’écrire sur la page d’un livre : « Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé. »


Voulons-nous être libres ?


Into the Wild montre le conflit qui existe entre liberté et attachement (ou soumission) aux autres. Dans Easy Rider, un autre film sur la liberté, une scène nous informe sur la soumission à l’autorité et la servitude volontaire : dans un bled américain où ils ont été arrêtés sur leur route vers New Orleans, les deux dealers californiens rencontrent un avocat alcoolique, sublimement interprété par Jack Nicholson. Lequel leur explique que s’ils ont été coffrés, c’est bien parce qu’ils incarnent la liberté aux yeux des locaux. Tout le monde parle de liberté, tout le monde se prétend libre, précise-t-il ; mais il y a une différence majeure entre se dire libre et l’être. Autrement dit, il y a loin de la parole aux actes. Ceux qui se clament libres trouvent la confrontation à des individus véritablement libres tellement insupportable qu’il peut leur venir des envies de meurtre.


Au registre des soumissions et des aliénations, la plus terrible est peut-être celle qui nous attache à nos possessions. C’est ce que Lennon pointe dans Imagine : on peut imaginer facilement un monde sans religion, un monde sans nation, mais sans possession ? « I wonder if you can », s’interroge Lennon. Nous sommes tous possédés en partie par ces biens que nous cherchons à tout prix à acquérir, qui nous semblent indispensables tant que nous ne les avons pas, et dépassés dès que nous les avons, mais plus encore par le principe de possession lui-même. Nous sommes aliénés à l’avoir ; or, la liberté se conjugue avec l’auxiliaire être. Ce n’est plus la peur de mourir qui nous hante, mais celle de perdre ; les liens aux autres ne sont plus perçus comme ces adjuvants que décrit Ricœur, qui nous aident à êtrenous-mêmes, mais comme des propriétés privées (de liberté). « Je suis à toi », « Tu es à moi » ne définit pas une modalité de l’être ; « être à » veut dire « appartenir ». L’être est dégradé à l’avoir. La parole libre de l’amour devrait être : « Je suis avec toi ». Mais dans quelle mesure chacun des amants peut-il être sans l’autre ? C’est là que se niche leur liberté réciproque, sans que cela retire une once à la passion, ou même au pacte de loyauté qu’ils auront pu nouer entre eux.


Car c’est peut-être, au final, la plus terrible menace qui pèse sur la liberté : le mensonge, l’insincérité. Peut-être aussi est-elle là dès le départ, cette insincérité, dans notre désir d’être libre ; le voulons-nous vraiment ? Ou préférons-nous être pris par la main, pour nos désirs, nos envies et nos pensées ?


Liberté et manipulation


Les magazines sont remplis aujourd’hui d’articles sur les manipulateurs qui, à les en croire, grouillent autour de nous. Ces pervers narcissiques et autres vampires des temps modernes pullulent, dit-on. Phénomène récent ? En partie : l’individualisme forcené de notre société accentue la dimension égoïste qui nourrit ces dérives pathologiques. Ce qui explique aussi l’apparente explosion statistique relève de l’intérêt croissant des psychologues pour une affection peu étudiée jusqu’ici.


Le (ou la) pervers narcissique est le cas extrême d’une manipulation aliénante, voire destructive. Sa victime perd non seulement sa liberté, mais aussi sa personnalité. Pour se libérer et se retrouver, pour recouvrer l’estime de lui que son bourreau a anéantie, elle va devoir prodiguer des efforts titanesques. Mais au-delà de ces situations extrêmes, la manipulation est omniprésente dans notre société ; si elle a toujours existé et si on peut à bon droit affirmer qu’elle est le moteur, sain et naturel, de toute relation humaine, elle a pris une dimension pour le moins discutable dès lors qu’elle se déploie à travers tous les médias et conditionne nos désirs, nos envies et nos idées.


Voulons-nous vraiment ce que nous croyons vouloir ? Ou ne faisons-nous que prendre pour nôtres les suggestions des publicités, des propagandes et des réseaux sociaux ? Dans l’univers, écrivait Lavoisier, rien ne se crée, rien ne se perd ; tout se transforme. Mais dans l’univers de la manipulation omniprésente, notre esprit a été transformé en une infatigable machine à produire des envies à partir de rien, puis à les évaporer sans laisser la moindre trace. Ce qui nous semble si désirable que notre vie en perd son sel, devient tôt ou tard un déchet dont il faut se débarrasser au plus vite, pour laisser la place à un nouveau désir.

Nos opinions aussi sont façonnées par les réseaux sociaux, et l’on a vu l’influence détestable que des individus comme Bannon peuvent avoir dans des élections majeures – celle de Trump, celle de Bolsonaro et demain les élections européennes.


Ces manipulations constantes nous semblent désormais indispensables et désirables au point que notre frustration croît quand on en est privé. Elles ont comme première capacité celle de créer en nous des habitudes. Les habitudes définissent notre zone de confort, quand bien même cette zone est profondément inconfortable – qui oserait par exemple affirmer que les heures de navettes et d’embouteillage pour se rendre au boulot sont « confortables » et agréables ? Elles sont, pour Camus, ce qui nous protège de la prise de conscience de l’absurde, laquelle est une étape indispensable pour pouvoir se confronter à l’absurde – et donc être libre.


Comment alors se libérer de ces manipulations, sans verser dans un autisme social radical ? On en revient à la question : faut-il pour être libre se couper du monde et plonger dans une absolue solitude ? Faut-il renoncer à toutes ses habitudes, continuellement quitter sa zone de confort ? Faut-il, pour être libre, être ces « oiseaux de passage » que chantaient Jean Richepin et Georges Brassens qu’envient les bourgeois ? Faut-il tout quitter, comme Christopher ? Ou bien existe-t-il une autre voie, qui permet de concilier l’être-soi et l’être-avec-autrui ? Je crois que cette voie existe ; et c’est une fois encore Camus qui l’indique : la lucidité.


Don Giovanni, libertin lucide


Dans la littérature et les fantasmes des lecteurs et lectrices, don Giovanni est présenté comme un libertin radical, menteur, trompeur, manipulateur. Bref, un salaud qui mérite son châtiment. Mais ce jugement fait l’impasse sur un élément important : les textes qui racontent l’histoire de don Giovanni.

Le plus abouti, qui reprend tous les éléments antérieurs et les porte à la perfection narrative, est le livret que Lorenzo Da Ponte écrivit pour Mozart. C’est à lui que je référerai principalement.


On compare souvent don Giovanni à Casanova ; mais c’est faire abstraction, là encore, de deux divergences radicales. D’abord, Casanova a existé, alors que don Giovanni – quand bien même les spécialistes lui ont trouvé l’un ou l’autre modèles réels – est un personnage de fiction. Un tel personnage n’existe que dans le temps du récit ; ce qu’il a fait avant, ce qu’il fera après ne peut être pris en compte, puisque tout cela n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais.


Et c’est en tenant compte de cette première différence que l’on peut noter la seconde : si Casanova a bel et bien consommé avec un nombre vertigineux de partenaires – de tous sexes, de tous âges et de toutes conditions –, les « mille e tre » et les quelques autres que Leporello a consignées dans son livre ne sont que des traces d’encre. Dans le temps du récit, don Giovanni ne couchera avec aucune femme ; donna Anna se rebiffe, il est interrompu alors qu’il entraîne la jolie Zerlina vers le petit cabinet d’été, et il en va de même pour les autres qui ne sont qu’évoquées.


La raison en est simple : ce n’est pas la sexualité qui compte chez don Giovanni, mais la liberté. Et la lucidité. À la fin du premier acte, quand toutes et tous se retrouvent dans la fête qu’il a organisée pour achever de séduire Zerlina – y compris le trio vengeur, Anna, Ottavio et Elvira –, don Giovanni réussit à faire chanter à toute l’assemblée, nobles masqués et paysans enivrés, un hymne vibrant à la liberté : « Viva la libertà ! » chantent-ils tous avec force et conviction. Manipulation ? Peut-être, mais celle de la séduction, celle que nous pratiquons tous, parce que nous voulons tous être aimé, apprécié, reconnu.

Quelle est la liberté que prône don Giovanni ? Ce n’est pas celle du sexe – celle-là est au demeurant on ne peut plus réelle à son époque. Un tel propos ne vaudrait pas un opéra de Mozart. Non, la liberté que défend don Giovanni est celle du désir. Le désir qui sommeille en nous et que la société, les codes – en premier lieu, dans la société qui est la sienne, le code assassin et ridicule de l’honneur, qui fonde et légitime le patriarcat et qui réduit les femmes à un statut inférieur – refoulent. Donna Anna comprend, après la visite nocturne d’un bel inconnu, qu’elle n’a aucune envie d’épouser ce fat grotesque et lâche que son père lui a destiné, don Ottavio ; Zerlina, que sa beauté et son intelligence méritent mieux qu’un brave paysan ; Elvira, elle, qu’elle veut s’attacher l’amour de don Giovanni, mais celui-ci est la liberté incarnée, qui refuse toute attache. « N’en aimer qu’une, c’est faire injure à toutes les autres », explique-t-il à Leporello qui, un instant, tente de calmer les ardeurs de son maître.


C’est exactement cette lecture que Camus effectue, lorsqu’il choisit de présenter les trois aventuriers de l’absurde que sont le comédien, le conquérant et… don Juan :

S’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l’absurde se consolide. Ce n’est point par manque d’amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l’amour total. Mais c’est bien parce qu’il les aime avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même, qu’il lui faut répéter ce don et cet approfondissement. […] Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? […] Nous n’appelons amour que ce qui nous lie à certains êtres par référence à une façon de voir collective et dont les livres et les légendes sont responsables. Mais, de l’amour, je ne connais que ce mélange de désir, de tendresse et d’intelligence qui me lie à tel être. Ce composé n’est pas le même pour tel autre. Je n’ai pas le droit de recouvrir toutes ces expériences du même nom. Cela dispense de les mener des mêmes gestes. L’homme absurde multiplie encore ici ce qu’il ne peut unifier. Ainsi découvre-t-il une nouvelle façon d’être qui le libère au moins autant qu’elle libère ceux qui l’approchent. Il n’y a d’amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. Ce sont toutes ces morts et toutes ces renaissances qui font pour Don Juan la gerbe de sa vie. C’est la façon qu’il a de donner et de faire vivre.[2]


Camus le dit bien : l’amour tel que le conçoit don Giovanni libère. Un amour qu’il faudrait nommer différemment à chaque histoire, et qui explique pourquoi cette libération, liée à la révélation des désirs profonds, sera différente pour chacune des femmes croisées par le séducteur libertin. Et pour chacune d’elle, la libération passe par la lucidité. Lucidité sur ses propres désirs, lucidité par rapport aux manipulations et aux pouvoirs que l’on subit.


Le prix de la liberté


On a beaucoup débattu, après les attentats, des atteintes aux droits fondamentaux qu’il faudrait tolérer au nom de la sécurité. On connaît la phrase de Benjamin Franklin : « Ceux qui sont prêts à sacrifier une liberté essentielle pour acheter une sécurité passagère, ne méritent ni l’une ni l’autre. » La liberté serait donc quelque chose dont on peut se débarrasser, voire que l’on peut troquer, vendre contre une autre chose jugée plus importante.


La liberté, je l’ai dit, est exténuante : Camus, encore lui, le rappelle : « « Ce n’est pas si facile qu’on croit d’être un homme libre. À la vérité, les seuls qui affirment cette facilité sont ceux qui ont décidé de renoncer à la liberté. Car ce n’est pas à cause de ses privilèges […] qu’on refuse la liberté, mais à cause de ses taches exténuantes. » L’histoire de l’esclavage, comme le rappelle David Graeber dans son essai La Dette, 5000 ans d’histoire, repose sur la même supercherie que don Giovanni dénonce toute sa vie : l’honneur. Ce sont les dettes d’honneur qui poussent un individu à choisir l’esclavage pour apurer cette dette. Le choix est laissé : l’esclavage ou la mort. Mais l’homme qui a perdu son honneur n’est plus un homme. On peut le traiter comme une chose, comme un animal.


C’est donc un autre paradoxe de la liberté : on peut la vendre. Aujourd’hui, cette vente se décline de manière affaiblie par le biais du salariat : par nos contrats de travail, nous vendons une part de notre liberté quotidienne.


Mais sommes-nous vraiment libres de renoncer à notre liberté ? Nous appartient-elle, ou s’agit-il d’un principe supérieur dont nous sommes, chacun individuellement, le dépositaire transitoire ? Dépositaire et responsable, ce qui nous ramène au point de départ, au fondement de la liberté.


Cette responsabilité, je la perçois dans la logique de la pensée de Camus, celle de l’absurde et du combat que nous devons mener contre ce monde silencieux et indifférent. Il est un autre sens du mot « free » qui s’impose ici : « gratuit ». Et vous me permettrez, pour conclure, de citer un long passage, à la fin du Mythe de Sisyphe :


« On reconnaît sa voie aux chemins qui s’en éloignent. Au terme même du raisonnement absurde, dans l’une des attitudes dictées par sa logique, il n’est pas indifférent de retrouver l’espoir introduit encore sous l’un de ses visages les plus pathétiques. Cela montre la difficulté de l’ascèse absurde. Cela montre surtout la nécessité d’une conscience maintenue sans cesse […] Travailler et créer « pour rien », sculpter dans l’argile, savoir que sa création n’a pas d’avenir, voir son œuvre détruite en un jour en étant conscient que, profondément, cela n’a pas plus d’importance que de bâtir pour des siècles, c’est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise. Mener de front ces deux tâches, nier d’un côté et exalter de l’autre, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. Il doit donner au vide ses couleurs. […] De toutes les écoles de la patience et de la lucidité, la création est la plus efficace. Elle est aussi le bouleversant témoignage de la seule dignité de l’homme : la révolte tenace contre sa condition, la persévérance dans un effort tenu pour stérile. […] Elle constitue une ascèse. Tout cela « pour rien », pour répéter et piétiner. Mais peut-être la grande œuvre d’art a moins d’importance en elle-même que dans l’épreuve qu’elle exige d’un homme et l’occasion qu’elle lui fournit de surmonter ses fantômes et d’approcher d’un peu plus près sa réalité nue.

Créer, c’est ainsi donner une forme à son destin. […] Rien de tout cela n’a de sens réel. Sur le chemin de cette liberté, il est encore un progrès à faire. Le dernier effort pour ces esprits parents, créateur ou conquérant, est de savoir se libérer aussi de leurs entreprises : arriver à admettre que l’œuvre même, qu’elle soit conquête, amour ou création, peut ne pas être ; consommer ainsi l’inutilité profonde de toute vie individuelle. Cela même leur donne plus d’aisance dans la réalisation de cette œuvre […] Ce qui reste, c’est un destin dont seule l’issue est fatale. En dehors de cette unique fatalité de la mort, tout, joie ou douleur, est liberté. Un monde demeure dont l’homme est le seul maître. Ce qui le liait, c’était l’illusion d’un autre monde. Le sort de sa pensée n’est plus de se renoncer mais de rebondir en images. Elle se joue – dans des mythes sans doute – mais des mythes sans autre profondeur que celle de la douleur humaine et comme elle inépuisables. Non pas la fable divine qui amuse et aveugle, mais le visage, le geste et le drame terrestres où se résument une difficile sagesse et une passion sans lendemain. »


[1] « Me and Bobby McGee », chanson écrite par Kris Kristofferson et Fred Foster. La version la plus connue est celle de Janis Joplin, enregistrée en 1970.

[2] Camus Albert, Le Mythe de Sisyphe.

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