
Il y a une dizaine de jours, se tenait un Mooc (Massive Open Online Course, un cours proposé en ligne par une université ou une école et accessible à toutes et tous) sur le recyclage, qui posait la question : le recyclage est-il toujours vertueux ? Le cadre général du Mooc est la pensée critique ; j’ai eu la chance de participer comme chroniqueur à cet exercice de salubrité intellectuelle, et je répercute ici la chronique que j’avais alors improvisée. Du recyclage, en quelque sorte…
Que sont mes déchets devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’envie est morte
Ce sont déchets que vent emporte
(Rutebeuf, recyclé)
Un chroniqueur est par essence quelqu’un qui recycle l’information pour en faire autre chose – de l’humour, de la matière à réflexion. Mais c’est aussi quelqu’un qui se recycle, un écrivain, un professeur, un économiste qui se hasarde sur un terrain qui n’est pas tout à fait le sien. Est-il vraiment utile ? Je me pose souvent la question…
Quelle vérité ?
Sur le recyclage comme sur bien des sujets, la vraie difficulté réside dans l’établissement des faits et de la vérité. Et nos vérités ne sont-elles pas, d’une certaine manière, des déchets retraités, en attendant que nos retraités ne soient plus que des déchets non-recyclables ? Parce qu’après tout, en dehors des sciences exactes, une vérité n’est jamais qu’une histoire bien racontée à laquelle un nombre plus ou moins important d’individus choisit de croire. Parfois aussi, une « histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un fou, et qui ne signifie rien… »
À en croire certains spécialistes, tout recyclage n’est pas une bonne chose. Dans certains cas, ce serait même franchement négatif, lorsque le coût économique ou environnemental est supérieur au gain. Voilà une info qui va faire plaisir à David Clarinval et d’autres climato-hésitants. Et on imagine les tweets que d’aucuns vont pouvoir envoyer à tous ces jeunes écervelés qui brossent les cours tous les jeudis : « Recycler, ça pollue ! T’as compris, gamin ? Mais y a un truc qu’on peut recycler tranquille : les bonnes idées des années 1930 et les ballons des anniversaires de Bob Maes. »
Un exemple de recyclage économique
Le papier recyclé est un bon exemple d’un recyclage presque rentré dans les normes. Mais les lecteurs savent-ils que l’économie du livre produit des aberrations ? Les libraires, dans le monde francophone, n’achètent pas les livres qu’ils exposent ; ils les prennent en dépôt et ont la faculté de retourner leurs invendus. Bien, diront certains. Certes. Mais que deviennent ces invendus ? Sont-ils rangés et attendent-ils qu’un autre libraire veuille d’eux ? Non ; dès leur retour, ils sont pilonnés. S’il faut en réexpédier d’autres, on réimprime. Ça coûte moins cher. Et la même chose se déroule à la fermeture de la foire du livre ; une énorme broyeuse est apportée au milieu du hall des expositions et les livres invendus (des milliers d’exemplaires) sont détruits.
C’est Lavoisier qui a dit : « Dans la nature, rien ne se crée, rien ne se perd ; tout se transforme ». Tout se transforme, soit ; mais en quoi ? Et comment ? À quel prix ? Et si on se disait que la meilleure manière de recycler serait de ne pas avoir à recycler ? Interdire l’obsolescence programmée, à commencer par celle de nos désirs et de nos satisfactions les plus éphémères. Parce que, désolé Lavoisier, mais dans la psyché, tout se crée, tout se perd. Notre esprit est une infatigable machine à produire des envies à partir de rien, à les évaporer sans laisser la moindre trace. Ce qui nous semble si désirable que notre vie en perd son sel, devient vite un déchet dont il faut se débarrasser au plus vite. L’industrie du bonheur dont je parlais récemment amplifie le processus de frustration…
Recyclage et culpabilité
Le recyclage, c’est aussi une super machine pour transformer notre culpabilité en bonne conscience. C’est lié à notre perception du temps, inscrite dans le linéaire et non dans le cycle. Le temps judéo-chrétien commence par un paradis perdu et court vers un paradis retrouvé, animé par le double moteur de la culpabilité et de la dette d’une part, du progrès d’autre part. On nous demande de recycler parce que l’on ne veut pas questionner le culte du progrès et de la croissance, ni questionner notre surconsommation. Alors, on se soulage en mettant nos canettes dans un sac bleu. Je peux racheter un nouveau smartphone puisque je paie la taxe Recupel. Et on ne cherche pas à mettre un visage sur les ouvriers indiens et asiatiques qui désossent sans protection les vieux cargos bourrés d’amiante.
Le recyclage est un business qui rapporte gros. Les sociétés qui s’en chargent sont les mêmes, parfois, qui nous vendent les produits qu’ils collecteront après leur mort. Et l’on recycle même ce qui ne semble pas recyclable : Tchernobyl devient une destination de vacances insolite, des anciennes prisons sont transformées en hôtels de luxe, on installe un Carmel à Auschwitz et un musée de la saucisse à côté du camp de Buchenwald…
Levons le pied et les yeux
Dans la logique de la durabilité, plutôt que de pédaler comme des fous sur les pistes (re)cyclables, ne faudrait-il pas ralentir ? Je songe à une des dernières chansons de Leonard Cohen, « Slow »… Pour être durable, faisons durer les bons moments, l’amour, les relations… Mais ne perdons pas de temps pour changer nos comportements. Quand on songe aux décennies qu’il aura fallu simplement pour que les gens commencent à trier leurs déchets…
Regardons aussi nos déchets autrement, comme le firent et le font encore les artistes. Picasso ramassait des cailloux et des bouts de bois, Arman comprimait de la ferraille et emballait des poubelles, Marcel Duchamp transformait un urinoir en œuvre d’art, jusqu’à Banksy qui fait s’envoler la cote du confetti…
Repose en paix
La question du recyclage pose également celle de l’éco-conception. Aujourd’hui, les industriels consciencieux envisagent la mort du produit au moment où ils le conçoivent. Pas sûr que le créateur de l’humain, pour peu qu’il existe, ait eu une démarche très écologique lors de cette conception. Moufassa, dans Le roi Lion, explique à son fils Simba la grande chaîne de la vie, qui excuse à ses yeux le fait que le lion passe sa vie à bouffer des antilopes, puisqu’à sa mort, son corps se décompose et fait pousser quelques brins d’herbe qu’une antilope viendra brouter. Moufassa fait l’impasse sur la balance des échanges entre lions et antilopes… Mais que faisons-nous pour recycler nos emballages de chair et d’os une fois la fin de notre cycle personnel ? Rien de très responsable. L’humusation, qui serait une belle solution, n’est toujours pas autorisée. Pourtant, elle permettrait aussi d’éviter de recycler tant de chênes et de sapins en cercueils…