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« Khmers verts » et baleines bleues


L’avenir écologique dépendrait du développement économique et le salut de la planète ne pourrait venir que du libéralisme : telle est la thèse défendue par quelques penseurs qui promeuvent une « écologie bleue », dans l’espoir de faire barrière aux « ayatollahs » de l’écologie qui tentent d’instaurer une dictature sanglante (mais verte).


La thèse défendue est simple : les écologistes promeuvent un « écologisme » synonyme de peur, antilibéral, paternaliste, dirigiste, liberticide, ruineux. L’écologisme serait fondé sur un mythe : l’homme vivant en harmonie avec son environnement jusqu’à la révolution industrielle, laquelle aurait rompu cette harmonie. Or, selon les détracteurs de « l’écologisme », c’est cette industrialisation qui a permis de sauver la nature.

Le salut ? Le libéralisme, la croissance, le marché, la haute technologie. Jusqu’en 2015, MM Clarinval et de Salle – qui ont récemment signé une carte blanche présentant leur vision de cette « écologie bleue » – étaient fort peu intéressés à la question du climat et donnaient plutôt raison aux climatosceptiques, dont leur ami Drieu Godefridi qui n’est pas à une contradiction et une contre-vérité près quand il aborde le sujet – comme le dénonce parfaitement Olivier Bailly dans son article du Vif. Les voilà passionnés et défenseurs d’une approche qui rejette toute politique climatique qui ne serait pas fondée sur le libéralisme et la loi du marché. Le marché dont la main invisible est désormais verte, pour promouvoir une écologie bleue. Privatiser la nature serait la meilleure solution pour en assurer la préservation, puisqu’il est bien connu qu’un propriétaire est attaché à son bien. Ainsi, en vendant les baleines, les propriétaires pourraient leur placer des balises GPS qui permettraient de les suivre et de poursuivre en justice ceux qui les chasseraient…


Ces positions reposent sur une série de contre-vérités factuelles embarrassantes. Mais outre ces questions de faits – sur lesquelles je reviendrai à la fin de la chronique et que d’autres ont traitées –, les positions de fond défendues dans cette carte blanche sont extrêmement problématiques.


Pensée unique et peur

La formule est tellement usée qu’elle devient comique lorsque des penseurs de droite montent au créneau pour défendre leur agenda et prétendent s’opposer à une « pensée unique », laquelle serait inévitablement de gauche et imposerait une hégémonie intellectuelle. Outre que cette affirmation pourrait nous conduire, en bonne logique, à considérer qu’il n’y a pas de pensée de droite, le simple constat que ces intellectuels formulent et publient leur opinion prouve que la pensée n’est pas unique, ni accaparée par leurs contradicteurs. Pour le dire autrement, les ténors de la droite et ceux qui répandent leur vulgate appellent « pensée unique » tout ce qui contredit le modèle unique qu’ils tiennent pour évident : la marche heureuse du capitalisme et les règles astrologiques censées gouverner le marché.


Ils s’insurgent aussi contre la peur qu’exploiteraient les partisans d’une politique volontariste en matière d’écologie, les scénarios catastrophe promis si des changements radicaux n’ont pas lieu rapidement. Ce signal d’alarme s’appuie cependant sur des travaux scientifiques menés et confirmés par la grande majorité de la communauté scientifique mondiale. Il n’y a d’ailleurs pas fondamentalement de divergences sur le constat du réchauffement, mais plutôt sur ses causes et ses conséquences. Les « négationnistes » les plus irréductibles témoignent d’une soumission à lobbies industriels, comme il y en a eu jadis pour soutenir que le tabac n’était pas nuisible à la santé. Or, il est un autre domaine où une certaine droite exploite (mais aussi l’un ou l’autre partis de gauche, comme certains membres de Die Linke en Allemagne) des peurs qu’aucun rapport scientifique ne vient corroborer : la migration. Tous les chiffres, toutes les études démontrent que la migration ne représente aucun défi insurmontable pour nos pays, que ce soit en termes financiers, sécuritaires ou sociaux ; pourtant, certains partis de droite et l’extrême droite ne cessent d’agiter le spectre d’un tsunami qui viendrait anéantir notre civilisation blanche et chrétienne… Pourquoi des peurs fondées scientifiquement vaudraient moins que des terreurs illusoires entretenues par des démagogues ? Quand bien même aucun scientifique ne peut prédire avec certitude ce qui se passera dans cent ans, une simple application du principe de précaution et le constat des dégradations déjà présentes suffiraient à mettre en place des politiques audacieuses et volontaristes.


La main (verte) invisible du marché

Selon ces penseurs, il faut faire s’en remettre entièrement à la technologie, à la croissance et à la richesse. Ils réfutent le fait que l’environnement se dégrade à un rythme accéléré à cause de l’industrialisation, et même de considérer qu’il y a des limites qui ne peuvent être dépassées sans prendre des risques majeurs. Que penser alors du fait que des îles disparaissent, englouties par la montée des eaux ? Que les ours polaires et de nombreuses autres espèces du Grand Nord sont menacés de disparation, voire ont déjà disparu à cause du réchauffement climatique et de la fonte des glaces ? Que les Inuits, qui comptaient huit saisons pour décrire les variations du climat, n’en utilisent plus que quatre, avec des répercussions directes sur leur mode de vie ? Des températures extrêmes (positives et négatives) enregistrées à Oslo, en Australie ou en Californie ? Sans parler de cette information récente concernant l’état du glacier géant Thwaites


Bien sûr, la technologie jouera un rôle majeur ; nous n’en sortirons pas si les progrès techniques ne rendent pas les énergies « vertes » moins chères que les énergies fossiles, parce que les pays émergents n’accepteront pas de sacrifier leur développement sur l’autel de l’écologie.


Un raccourci osé

Pour MM. Clarinval et de Salle, ce n’est pas l’industrialisation qui a déclenché les désastres écologiques : « Synthétisant les derniers travaux des spécialistes, l’historien Yuval Hariri (sic)affirme que, bien avant l’invention de la roue et de l’écriture, près de la moitié des grands animaux terrestres (notamment des millions de mammouths) furent exterminés par l’Homo Sapiens. » Et ils convoquent un autre auteur pour enfoncer le clou : « Dans "Effondrement", Jared Diamond évoque ces sociétés et civilisations préindustrielles (les Mayas, les Vikings, les habitants de l’île de Pâques, etc.) qui se sont effondrées en raison de dégâts et de désastres environnementaux qu’elles ont elles-mêmes causés. » Le raisonnement ? Les civilisations préindustrielles ont causé des ravages environnementaux ; donc la révolution industrielle a sauvé l’environnement. Il fallait oser le raccourci…


Notons déjà que ce n’est absolument pas ce que dit Harari : « La première vague d’extinction, qui accompagna l’essor des fourrageurs et fut suivie par la deuxième, qui accompagna l’essor des cultivateurs, nous offre une perspective intéressante sur la troisième vague que provoque aujourd’hui l’activité industrielle. […] Nous avons le privilège douteux d’être l’espèce la plus meurtrière des annales de la biologie. Si plus de gens avaient conscience des deux premières vagues d’extinction, peut-être seraient-ils moins nonchalants face à la troisième, dont ils sont partie prenante. Si nous savions combien d’espèces nous avons déjà éradiquées, peut-être serions-nous davantage motivés pour protéger celles qui survivent encore. […] Mais nombre d’entre [elles] sont au seuil de l’extinction du fait de la Révolution industrielle et de la surexploitation humaine des ressources […]. Parmi les plus grandes créatures du monde, les seuls survivants du déluge humain sont les hommes eux-mêmes et les animaux de ferme réduits à l’état de galériens dans l’Arche de Noé. » En d’autres termes, Harari s’oppose de manière nette au point de vue que certains essaient de lui faire endosser.


Richesse et propreté ?

De son côté, Jared Diamond construit une hypothèse générale, visant à proposer une cause unique à des situations très différentes (l’île de Pâques n’est pas la civilisation viking). Or, le projet de cet auteur n’est pas de justifier le capitalisme, ni de suggérer que l’être humain est une trop sale bête pour qu’on puisse espérer canaliser ses tendances (auto)destructives. Au contraire, Jared Diamond nous propose de réfléchir aux moyens d’éviter pareil effondrement à l’avenir.


Bien sûr, des civilisations préindustrielles ont détruit leur environnement ; en quoi cela démontre-t-il que les civilisations industrielles ne font pas pire encore ?

Tout irait mieux, selon eux, depuis que l’industrialisation se développe. Chez les climato-sceptiques ou ceux qui tentent de minimiser l’impact de l’industrialisation, on se réfère souvent aux travaux de Simon Kuznets pour appuyer cette hypothèse, selon qui les courbes de pollution se stabilisent puis s’inversent, selon une courbe en U. Plus une société devient riche, plus elle devient propre. On passera sur le fait que ces travaux ont été largement critiqués. Si cette courbe est vérifiée localement – pour des pollutions spécifiques, en nombre limité et sur un territoire donné – elle est loin de l’être globalement – sur l’ensemble des polluants et du globe. Mais l’objection la plus évidente à cette thèse réside dans le fait que si les pays qui s’enrichissent parviennent à réduire leur pollution, c’est parce qu’ils l’ont externalisée et reportée sur les pays où se concentre aujourd’hui la production des biens qu’ils consomment en abondance. C’est aussi parce que les pouvoirs publics de ces pays riches ont imposé des mesures pour réduire la pollution, bien que largement insuffisantes au vu des prédictions des spécialistes.

Pendant que l’eau de la Semois retrouve partiellement sa pureté, celles des rivières d’Asie et d’Afrique se dégradent à toute vitesse.


On peut s’accorder sur un point : posséder un bien induit une volonté de le protéger – en faisant souvent abstraction des nuisances directes ou indirectes que ce bien peut causer à autrui. Mais cela offre aussi le droit de le détruire. Le droit de propriété est inscrit comme un des fondements de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Admettons qu’une communauté ou une région aura à cœur de préserver son environnement, les espèces qui y vivent, les ressources naturelles qu’on y trouve ; mais si on confie ces biens communs à une société privée ou à des commons(des communautés d’usagers) – comme on est en train de le faire massivement, en particulier pour l’eau, ressource clé de la vie –, peut-on vraiment s’attendre à ce que ce soit une assurance pour la nature, la biodiversité ou le climat ? On peut en douter. Dire que le marché va assurer la survie de la planète d’un point de vue écologique est tout aussi absurde que de dire que le marché aurait pu assumer tout seul la protection des travailleurs. Le marché ne s’occupe que du marché ; son objectif premier, voire exclusif, est le profit de certains. Quand le marché a compris que les gens voulaient du bio, il a investi le monde du bio. On vend aujourd’hui le label dans toutes les grandes surfaces, emballé dans du plastique, voire pré-épluché, importé du bout du monde, produit avec des cahiers des charges qui ne sont que très partiellement « bio ». Si on confie demain le salut des Orangs-outans à une entreprise privée, elle s’en occupera aussi longtemps que les Orangs-outans lui rapporteront de l’argent – parce que les enfants aiment les voir, parce qu’on peut vendre des produits dérivés… Le jour où l’intérêt pour les Orangs-outans diminuera – et il suffira qu’il diminue, voire qu’il stagne –, la société abandonnera les Orangs-outans pour passer à autre chose. Penser l’inverse est aussi mensonger que d’espérer que Facebook s’autorégulera, ou que vendre le glacier Thwaites à Mövenpick ou Hagen Dass assurerait son avenir ?


On pourrait le dire pour tout bien – par exemple, lorsqu’un distributeur de livres détruit les invendus plutôt que de les rentrer à nouveau dans son stock ; mettre des livres au pilon ou détruire une œuvre d’art (ce que certains pays interdisent d’ailleurs, même si cette œuvre vous appartient) porte atteinte à l’humanité entière –, mais c’est particulièrement vrai pour ce qui touche à notre biotope et à la nature : la propriété privée ne peut être que partielle. Chacun de ces biens appartient aussi à la collectivité. Si je décide d’utiliser sur mon terrain des produits dangereux, je mets en péril les terrains alentour, les nappes d’eau, etc. Si j’achète tous les éléphants de la planète et que, à la suite d’un caprice, je décide de les anéantir, je porte atteinte au bien commun.

Autrement dit, le marché ne peut aider à la sauvegarde de la planète et des écosystèmes que s’il est encadré par un projet politique solide et vigoureux, qui userait de la fiscalité comme outil privilégié, grâce auquel les pollueurs seront taxés davantage et donc encouragés à moins polluer. Et de ce point de vue, il importe que ces pouvoirs politiques se libèrent de l’emprise que le marché exerce sur eux ; comme l’affichaient les jeunes dans leur marche, « Si le climat était une banque, il y a longtemps qu’on l’aurait sauvé » – formule qu’ils auraient reprise à Hugo Chavez.


On peut d’ailleurs rappeler aux théoriciens libéraux que les pays berceaux du libéralisme philosophique et économique sont aussi les pays du Big State ; l’Angleterre et les USA n’ont jamais rechigné à la planification de l’économie pour faire face à une menace éventuelle (le nazisme, le Japon, l’URSS) et pour développer les technologies dont ils avaient besoin (l’Internet, les GSM, les satellites… ont été rendus possibles par un financement public des recherches). De même, les géants industriels du GAFA brillent aujourd’hui par un fonctionnement extrêmement intégré, planifié et monopolistique…


La peur d’une dictature écologique

Surgit ici l’autre spectre de l’argumentaire libéral – notons qu’une certaine extrême gauche les rejoint ici – : la dictature écologique. Certains ont même parlé de « Khmers verts » – ce qui me paraît assez abject dans la mesure où le régime khmer est responsable d’un des grands génocides du vingtième siècle ; l’utilisation de ce terme pour dénigrer le projet écologique me paraît du coup aussi obscène que celle de « nazi » pour décrire l’armée israélienne – ou, comme le fait Drieu Godefridi, pour désigner l’écologie politique.


L’écologie politique est directement issue de la gauche antitotalitaire : critique des technostructures étatiques et économiques, réflexions sur la participation politique, sur la démocratie délibérative ou participative… Prétendre que toute régulation induirait un sacrifice pour les libertés individuelles est un sophisme éculé ; dirait-on de l’interdiction de tuer ou de voler qu’elle est une mesure liberticide ?

Des gens comme MM. Francken ou Bouchez se sont permis d’ironiser sur les jeunes qui manifestent, sous prétexte que ceux-ci ne pourraient pas se passer de leur GSM ou demanderaient à leurs parents de les conduire à la manif. C’est assez pitoyable et malhonnête, d’abord parce que les reproches ironiques visent des comportements consuméristes qui sont les fondements de la société que ces « humoristes » défendent. Dire aux jeunes qu’ils ne peuvent pas manifester parce qu’ils profitent de la société capitaliste, c’est oublier que les parents qui les critiquent ont tout fait pour leur présenter cette société capitaliste comme la seule possible. Ils ont été dressés à grand renfort de milliards d’euros investis dans la propagande publicitaire. On les a placés dans un piège et on leur dit après : si vous ne trouvez pas ce piège confortable, trouvez la sortie tout seuls…


La nouvelle politique centrée sur l’écologie ne pourra pas faire abstraction des contradictions que nous portons tous, parce que nos comportements quotidiens sont façonnés par ces habitudes, et qu’il faudra du temps pour changer. Mis à part des courants marginaux, l’écologie moderne intègre parfaitement la logique du marché, en l’adaptant, et des « Khmers » verts n’auraient aucune chance contre des citoyennes et des citoyens occidentaux. Et il est absurde de croire ou de faire croire qu’une solution sera trouvée si on ne compte que sur les comportements individuels ; ce sont des choix et des décisions politiques à grande échelle qui doivent être mis en œuvre, mondialement. Avec la collaboration de tous, y compris du marché et des entrepreneurs, parce qu’effectivement, le défi climatique que nous devons relever peut être gage d’une nouvelle révolution industrielle et culturelle. À condition, pour une fois, de penser vraiment à long terme et de ne plus faire de la croissance à tout prix le dogme… unique.


Un dernier mot sur la polémique scientifique

Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin sur ces polémiques scientifiques, je donne ici quelques références utiles : la réfutation publiée par Le Vif des arguments de MM. Clarinval et de Salle ; des sites scientifiques pour répondre aux arguments des climatosceptiques : www.climate.be/desintox, https://jancovici.com/category/changement-climatique/croire-les-scientifiques/et www.skepticalscience.com ; enfin, un article de Noé Lecocq pour comprendre «pourquoi les climatosceptiques s’en prennent au Giec ».

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