Voilà deux semaines que je suis aux États-Unis, un peu coupé de l’actualité européenne, et passant beaucoup de temps dans les aéroports, qui sont des lieux qui m’ont toujours enchanté, mais qui ne sont pas les meilleurs pour rester en phase avec le monde… Mais n’est-ce pas une manière d’approcher la vie de ceux qui gèrent des pouvoirs et des sommes énormes, eux aussi complètement déconnectés des réalités, dans un monde artificiel qui se substitue à celui dans lequel se dépatouillent tant bien que mal les millions d’individus sur lesquels ils exercent leur pouvoir et dont ils tirent leur fortune ?
Lors d’une discussion à bâtons rompus avec une amie américaine, démocrate souhaitant ardemment l’élection de Mme Clinton, me voilà interpellé : « Qu’est-ce qui passe dans le « soccer » ? Et pourquoi a-t-il fallu que ce soit nous qui nous en mêlions pour que le scandale soit dénoncé et les gens sommés de se justifier devant la justice ? C’est fou, non ? En plus, personne ne s’intéresse au « soccer » aux States. »
De fait, imagine-t-on la Belgique aller enquêter sur d’éventuelles fraudes dans le monde du baseball américain, alors que sa justice a déjà tellement peu de moyens et que Michel Claise s’indigne devant ce qu’il estime être une déconstruction programmée de notre appareil judiciaire ? On rétorquera que nous nous sommes dotés d’une compétence internationale en matière de crime contre l’humanité et que la Belgique a mené des procès retentissants liés au génocide rwandais. Et les mauvaises langues rétorqueront que notre justice est libre d’aller mettre son nez dans des dossiers qui ne dérangent pas ce monde au-dessus des lois de l’argent et du pouvoir réel…
Mais il est faux également de croire que les États-Unis ont le pouvoir ou la volonté de s’ingérer dans des dossiers qui ne les concernent pas (la théorie du complot voulant qu’ils n’agissent ainsi que pour se « venger » d’avoir perdu l’organisation de la Coupe au profit du Qatar). L’enquête du FBI ne concerne que des faits touchants à la législation américaine et la justice américaine collabore avec les autres justices pour les questions qui ne ressortent pas de son cadre.
Eyes wide shut
Le dernier film de Stanley Kubrick n’est pas pornographique, ou du moins la pornographie n’est pas celle que l’on croit. Les scènes de sexe sont incroyablement figées et, sans les expressions des visages et sans le son, la grande orgie tient plus du musée Grévin que du porno maté sur Internet. Le propos de Kubrick était ailleurs ; dans cette adaptation de la nouvelle de Schnitzler, qui est centrée sur les rapports psychologiques entre les personnages, le réalisateur propose une lecture sociologique. Le bon docteur Bill – dont le prénom signifie « addition » – rêve d’appartenir à une classe sociale inaccessible, et il n’y parviendra pas. Ces « best people » que Kubrick a déjà dénoncés dans d’autres films – Docteur Folamour, Barry Lyndon, Orange mécanique – sont ces gens tellement riches qu’ils ont perdu toute éthique, tout sens des limites. Pour eux, la valeur des gens ne se mesure qu’à leur fortune financière. La vie des autres n’en a aucune. Et pour se protéger, comme ce sera le cas dans Eyes wide shut , ils sont prêts à deux choses : menacer et tuer si nécessaire, mais aussi (et c’est important) produire des histoires rassurantes pour que ceux qui seraient susceptibles de les dénoncer se taisent et gardent leurs « yeux grands fermés ».
J’ai pu visiter, il y a quelques années, le siège de la FIFA à Zürich, et passer quelque temps dans ce temple sombre et design de la nouvelle religion universelle : le foot. Ou plutôt : le pognon lié au foot et la féerie utilisée pour s’assurer que les gens gardent les yeux fermés, ou plutôt rivés sur leur écran pour y déguster leur panem et circenses modernes. Tout, dans ces lieux, était froid, démesuré, luxueux. Un aéroport désert d’où ne décolleraient que des jets privés.
Une histoire annule l’autre
Récemment, j’évoquais ces autres « puissants » sans scrupule et sans autre objectif que leur enrichissement personnel, quel qu’en soit le prix payé par les « gens ordinaires », dans le scandale de l’exploitation des sables bitumineux en Alberta. Depuis des années, on « soupçonne » la FIFA d’être une machine à scandales et à pognon qui se sert du sport le plus populaire de la planète pour niquer tout le monde en prime time , avec l’assurance d’un Al Capone qui aurait été élu président du gouvernement mondial. L’impunité dont pensent jouir les responsables de telles « institutions » ressemble à celles des tyrans et des dictateurs qui n’imaginent jamais qu’un jour ils pourraient tomber. Leurs armées sont composées d’experts fiscaux, d’avocats, de lobbyistes, de banquiers, de médias, de politiciens corrompus et, si nécessaire, de « petites mains » pour les vilains boulots – ils savent bien qu’il n’y a pas de guerre tout à fait propre.
Ils savent aussi qu’ils peuvent compter sur la capacité du public à s’aveugler, grâce à ces médias qui diffusent leur drogue anesthésiante en flux tendu (dois-je préciser que je n’ai rien contre le foot au demeurant ?). La fabuleuse histoire de la performance sportive (plus ou moins trafiquée) et de l’argent sans limite. Mais ils comptent également sur une contre-histoire tout aussi efficace : les théories du complot, qui met en scène le deuxième héros préféré de notre époque : la victime. Ceux qui font l’objet d’une enquête sont victimes d’un complot (américain si possible) et sont donc innocents.
La réalité en face
Peut-être faudrait-il tout simplement regarder la réalité en face ? Mais c’est si difficile. D’abord parce que les informations sont disséminées, ardues à trouver, à recouper, à vérifier. Ensuite parce que chacun d’entre nous est déjà pris par un tel réseau de soucis quotidiens. Parce que nous pouvons tous nous sentir impuissants face à ces monstres qui paraissent indestructibles, comme les dieux de l’Antiquité. Enfin parce que nous sommes humains, comme eux, et que nous ne pouvons approcher le réel qu’à travers les récits que nous construisons. Il y a toujours en nous un enfant qui rêve non seulement d’une fin heureuse, mais aussi d’une belle histoire.
Pour les sables bitumineux, « il suffirait » que nous ne consommions plus de pétrole. Pour la FIFA, « y a qu’à » plus regarder le foot. Pour la corruption, « faut qu’on » ne vote plus pour les pourris…
Je pense que je vais retourner dans un aéroport…
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