
En France, l’effondrement d’immeubles à Marseille, il y a un an, pousse les responsables politiques à mettre en place une « police spéciale du logement » ; en Belgique, une petite école primaire du réseau libre confessionnel reçoit un rapport exigeant des mises en conformité urgentes, lesquelles menacent sa survie financière ; et à Louvain-la-Neuve, des étudiants et étudiantes en recherche d’un projet culturel et associatif libre et original investissent la « Maison blanche » abandonnée depuis des années au bord du lac, propriété de l’UCLouvain, laquelle pousse les autorités communales à faire expulser les agitateurs culturels au nom de la sécurité.
À titre individuel, nous pouvons tous avoir été confrontés à ces difficultés croissantes qui accompagnent l’achat ou la vente d’un bien immobilier, ou même simplement sa location : contrôle de l’installation électrique, du gaz, de l’isolation, de l’état de pollution éventuel des sols… Régulièrement, la liste s’allonge, de ces vérifications et mises en ordre obligatoire. On se demande comment on a pu vivre aussi dangereusement aussi longtemps…
J’ai été président du Pouvoir Organisateur d’une école du réseau libre non confessionnel et j’ai également été confronté à de telles exigences. À l’époque, la bourgmestre de la commune que je sollicitais avec insistance pour qu’elle mette en place des protections réelles pour les enfants sur le chemin – le comportement des conducteurs et conductrices représentant un réel danger dans cette petite rue – n’a eu aucune vergogne à me dire que je n’avais rien à demander, compte tenu du rapport d’inspection… qui mentionnait une porte coupe-feu à mettre à jour et le remplacement de quelques extincteurs.
Quel responsable, quel parent, quel adulte oserait prendre la responsabilité de refuser une « mise aux normes de sécurité » d’un lieu occupé par d’autres, a fortiori des enfants ? Qui oserait dire que ces exigences ne sont pas toujours fondées et qu’elles peuvent être un instrument aux mains de différents pouvoirs pour réduire la liberté de leurs subordonnés ?
Les normes de sécurité
On voit beaucoup sur les réseaux sociaux des messages dont la teneur générale est : « Quand j’étais enfant, on faisait du vélo sans casque, on courait dans des champs non clôturés, bref on faisait des tonnes de bêtises, nos parents s’en foutaient, et pourtant on est toujours vivants ». Je ne céderai pas à cette nostalgie à cheval entre amnésie et mémoire sélective et je sais qu’un accident, si rare soit-il statistiquement, reste un drame absolu pour celles et ceux qu’il touche.
Mais il est vrai aussi, comme l’illustre le cas français, que c’est une minorité de personnes irresponsables et/ou criminelles qui suscitent la mise en œuvre de règlements et de lois contraignantes. Ces mesures ne réduisent pas forcément la marge de manœuvre ni le nombre de ces criminels, lesquels font preuve d’une imagination débordante pour contourner toutes les règles si leur intérêt l’exige – ; mais elles réduisent parfois la liberté de la majorité qui, bon an mal an, se comporte le mieux possible. Et il y a bien sûr une série de réglementations qui sont évidentes, telles que le port de la ceinture de sécurité, l’interdiction de fumer dans les lieux publics (et à présent dans des voitures occupées par des enfants), etc.
En ce qui concerne les bâtiments publics, on peut toutefois s’interroger sur les motivations profondes de ces règles. Où trouver d’abord des statistiques fiables démontrant qu’elles ont réduit de manière significative les dommages corporels ? Et puis, ce qui apparaît évident, c’est qu’elles font vivre une quantité de professions, soit anciennes (les différents corps de métier, les fournisseurs de matériaux…), soit nouvelles (les organismes de contrôle plus ou moins compétents auxquels les autorités publiques délèguent leur responsabilité). Autrement dit, ces mesures de sécurité sont aussi, voire principalement, un instrument au service de la sacro-sainte croissance économique.
Security Biz
Les États-Unis n’hésitent plus à confier une partie de leur sécurité nationale et militaire à des entreprises privées, comme on l’a vu avec l’affaire Blackwater et comme on peut le constater tous les jours dans des lieux comme les aéroports. Les mesures concernant les bâtiments publics (et privés), outre les gains substantiels pour ces intermédiaires, permettent aussi aux compagnies d’assurances de limiter leurs interventions et de réduire leurs risques. Elles offrent enfin aux responsables politiques un parapluie efficace en cas d’incident, même si rien ne prouve que ces mesures auront véritablement réduit les risques.
En fait, on peut résumer la situation ainsi : nous ne vivrons jamais dans une société sans risque d’accident, car l’accident, par définition, est imprévisible. Comme l’eau, la malchance s’insinue dans les lieux les mieux protégés. À défaut de réduire substantiellement les risques, on cherche à limiter au maximum les responsabilités. C’est ce qui, à la fin des années 1980, a permis à la ministre française des affaires sociales Georgina Dufoix de se déclarer « responsable mais pas coupable » dans l’affaire du sang contaminé – où l’on voit que la sacro-sainte recherche de gains se joue de la sécurité comme d’une variable d’ajustement et ne l’invoque que si des bénéfices sont à la clé, ou s’asseyent dessus si cette sécurité est susceptible de réduire les gains.
Les écoles
On le sait, être directeur ou directrice d’école est aujourd’hui une tâche éminemment complexe, lourde, épuisante et… mal payée. Les pouvoirs publics jouent un rôle ambigu: la sécurité est une arme lourde pour accabler administrativement les directions et réduire les finances. L’argent qu’un PO devra mettre dans une porte coupe-feu, il ne pourra pas le mettre dans l’encadrement pédagogique ou dans l’amélioration énergétique du bâtiment, ce qui pourtant répond aussi à des urgences. La porte ne servira probablement jamais à ce qui a justifié son surcoût ; les statistiques des services de pompiers que j’ai pu trouver (2013) semblent indiquer qu’il n’y a aucun blessé ni décès dans un incendie survenu dans une école – en 2013, 51 civils sont morts dans un incendie, dont 36 dans des habitations privées et 15 dans un véhicule, un bâtiment industriel ou un commerce. Par contre, comme le rappelait le Soir, « le nombre d’enfants victimes d’un accident sur le trajet de l’école ne cesse d’augmenter », et l’on parle ici, en moyenne, de « trois enfants blessés dans un accident de la route chaque jour ». Le cynisme de la bourgmestre à laquelle j’ai été confronté est donc sans borne, comme le chemin de l’école qu’elle a refusé de sécuriser.
La différence ? Encore et toujours le financement, évidemment. Toutes les mesures de sécurité dont nous parlons ici ont un point commun : elles ne sont pas financées par les pouvoirs publics, qui ne prennent même pas en charge la vérification et le contrôle. Une fois encore, dans la libéralisation accrue de notre société, les pouvoirs publics sont au service de l’économie, pour ne pas dire à sa solde.
La « Maison blanche » : un cas d’école
Il n’y a pas qu’à Washington qu’il y a une maison blanche ; mais les autorités locales et universitaires essaient de faire croire que celle qui est occupée par des fous n’est pas l’américaine, mais cette petite maison au bord du lac, vestige d’un temps où il n’y avait, sur le site de Louvain-la-Neuve, que des champs – et même pas de lac. Une maison qui a servi un temps de lieu culturel, avant d’être abandonnée. Une maison qui, comme tous les bâtiments, appartient à l’université. Ce qui est certain, c’est qu’elle ne fait pas de la remise en état de tels lieux une priorité. Mais alors que, dans nos bureaux, nous devons nous contenter d’étiquettes (en train de se décoller) mentionnant la présence possible d’amiante dans certains matériaux – les travaux, on le devine, coûteraient trop cher et, du coup, le danger est pour le moins minimisé –, les autorités rectorales ont assez lâchement interpellé la commune pour qu’elle vienne expulser les jeunes qui avaient investi cette maison abandonnée pour en faire un lieu d’échanges et de rencontres, un « espace culturel et social autogéré au sein de LLN ». Comme tant d’autres, ici et ailleurs, ces jeunes constatent la disparition croissante de tels lieux, où des activités non payantes, véritablement libres, peuvent être mises en œuvre. Le marchand plus que la sécurité prend le contrôle de notre monde. Et la sécurité est au service du marchand, bien plus que du citoyen.
L’équipe rectorale a donc utilisé le levier public – la bourgmestre d’Ottignies-Louvain-la-Neuve – pour faire expulser les agitateurs et agitatrices. L’agitation culturelle n’est plus possible qu’à la Fnac, qui en avait fait son slogan commercial il y a quelques années… Le rectorat a vaguement promis de les rencontrer « plus tard » pour voir avec eux comment avancer, à la condition que les jeunes évacuent les lieux ; sans doute non sans raison, les jeunes ne croient pas à ces promesses. D’autant que les mêmes conditions avaient été émises par le recteur en avril 2017 lors de l’occupation des bâtiments de l’administration par des étudiant.e.s qui s’opposaient à l’augmentation du minerval pour les étudiants étrangers.
Les autorités de la commune avaient déjà joué de l’argument sécuritaire pour supprimer les 24 heures vélos, après les attentats de Bruxelles de 2016. La véritable raison était là aussi économique : le surcoût de la surveillance avait été reporté sur les seules associations étudiantes, la commune refusant de l’assumer.
Le spectre de l’autogestion
Les pouvoirs – que ce soit les gouvernements, les communes, les rectorats – n’aiment pas et ne tolèrent que rarement les formes d’autogestion, les mouvements alternatifs, les projets de contre-culture ou de pédagogie innovante, ou toute démarche qui stigmatise leur mauvaise volonté dans la mise en place d’un réel dialogue démocratique. Autrement dit, ces pouvoirs détestent voir… leur pouvoir contesté et relativisé. Dans le cas de la Maison blanche, ou de l’occupation du rectorat en 2017 (comme le prouve cette vidéo), le préalable posé est une supercherie : « quittez les lieux, arrêtez vos pressions et nous discuterons ». Mais les occupations de lieux sont un outil utilisé par ceux qui n’ont pas le pouvoir de décision pour contester la légitimité des décisions de ceux qui sont investis de l’autorité. Elles ne sont que le résultat de décisions préalables qui sont contestées. Démarrer sur cette base un dialogue sans disposer d’outils de pression soumettrait les occupants à un espace de négociation dans lequel ils n’auraient plus de contrepartie à faire valoir face à l’autorité investie de tous les pouvoirs ; on comprend que les étudiants concernés ne croient pas à de telles promesses. D’autant que la violence exercée par les pouvoirs qui se sentent menacés est toujours disproportionnée : Macron a utilisé des hélicoptères, des chars et des milliers de grenades lacrymogènes pour disperser les occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et les opérations policières pour mettre fin à l’occupation de la Maison blanche de LLN étaient elles aussi disproportionnées.
L’autogestion est un mot qui effraie. Les ZAD – « zones à défendre » – et autres manifestations autogérées pour s’opposer à des travaux publics inutiles ou pour mettre en œuvre des activités culturelles ou politiques ; les pouvoirs organisateurs d’école qui n’ont plus aucun pouvoir et ne peuvent rien organiser d’autre que l’application absurde de règlements administratifs kafkaïens… Main dans la main, le public – tous partis au pouvoir confondus – et l’économie s’unissent pour maximiser les profits du privé, réduire les dépenses publiques et surtout, surtout, réduire les responsabilités réelles des uns et des autres en reportant les coûts et les responsabilités sur les citoyens et citoyennes qui ont encore l’audace de vouloir être et vivre libres.