Vendredi dernier, j’ai eu la chance d’assister au concert de Joan Baez à l’Olympia. Si je vous avoue que, de toute ma vie, je n’ai pas été à plus de dix concerts non classiques, vous comprendrez que c’était important ! Et j’avais réservé mes places il y a presque un an…
Pour la jeune génération, le nom de Joan Baez n’évoque peut-être pas grand-chose – même si le public de l’Olympia rassemblait toutes les générations. Je l’avais vue en concert en 2009 à Santa Monica. À l’époque, j’avais dit à notre fils, qui avait 8 ans, qu’il allait rencontrer quelqu’un d’aussi important, à mes yeux, que Barack Obama. Je ne suis pas sûr de l’avoir convaincu, mais ce n’était pas une formule en l’air ; je le pensais et le pense encore sincèrement.
Pourquoi ? Déjà parce que Joan Baez partage avec Albert Camus, ma référence ultime en éthique et en littérature, une qualité essentielle : la cohérence et la fidélité à ses engagements. La simplicité dans les moyens aussi, ce qui n’empêche pas une extrême sophistication (la plus aboutie, celle qui ne se voit pas). Elle a débuté son concert seule sur scène, avec sa guitare et cette voix bouleversante qui, avec le temps, a pris une densité crépusculaire, comparable à celle de Leonard Cohen.
Les droits civiques et la non-violence
Depuis toujours, Joan Baez s’est battue pour la défense des droits civiques et a prôné la non-violence. Contre la guerre au Vietnam comme aujourd’hui, face aux massacres répétés dans les écoles américaines ou à la folie d’un président – folie qu’elle a dénoncée dans une récente chanson, à laquelle bien entendu Trump n’a pas consacré le moindre tweet, tout comme il a passé sous silence la mort de Philip Roth.
Elle est aujourd’hui aux côtés des étudiant.e.s de Floride qui se battent pour que soit enfin réglementée la vente des armes. « The Times they’re a’changin’ », qu’elle a si souvent chantée avec Bob Dylan, prend aujourd’hui tout son sens : ce temps qui passe si vite, qui emporte tout, ce rouleau compresseur du « progrès » et de l’Histoire, impose l’humilité et rappelle qu’il n’y a pas d’autre vérité que celle de la vie qui avance : « Don’t criticize what you can’t understand », demande le poète aux parents, à celles et ceux qui sont déjà sur la route depuis longtemps. Autrement dit, ne vous accrochez pas au pouvoir, faites confiance aux jeunes qui arrivent, ces jeunes qui justement, en Floride, s’insurgent contre le mépris dans lequel les tient la classe politique dominante.
La chanson pour se battre
Quitte à me faire traiter pour la millième fois de bobonimportequoi, je le dis et le répète : oui, j’ai la nostalgie de cette époque où l’art et les artistes s’engageaient dans le débat citoyen. Mais finalement, ce n’est pas vraiment une nostalgie : c’est une revendication. L’art et les artistes s’engagent encore et toujours. De plus en plus, à mesure que les atteintes à la démocratie se multiplient, du chef même de celles et ceux qui sont pourtant mandatés pour la défendre. Joan Baez est là pour nous rappeler que l’art n’est pas seulement un divertissement. Une chanson peut se chanter autour d’un feu de camp et nous divertir, mais elle peut aussi contribuer à changer le monde, au moins à garder vivace la mémoire des injustices et à nourrir la ferveur de celles et ceux qui se battent pour un monde plus juste. « La ballade de Sacco et Vanzetti », ces anarchistes italiens injustement condamnés à la peine de mort et exécutés en 1927, résonne encore aujourd’hui. Et quand toute la salle de l’Olympia la reprend, ce n’est pas parce que c’est une rengaine que tout le monde connaît ; c’est une mémoire vivante qui signe la permanence d’un combat. Et lorsqu’au dernier rappel, un spectateur entonne « We shall overcome », Joan Baez ne peut que suivre, ainsi que toute la salle. Oui, il est possible d’espérer qu’un jour le combat pour la justice triomphera. Par les chansons, par les romans, les films, mais aussi les mille gestes de solidarité et d’engagement que chacune et chacun peut poser quotidiennement.
Bien sûr, l’art peut paraître très impuissant. Le « Guernica » de Picasso n’a pas empêché la destruction du village basque sous les bombes nazies. Comme l’écrivait Romain Gary dans Pour Sganarelle, l’art est une barbarie qui aspire à finir. Une barbarie, parce que l’art utilise tout, y compris (voire surtout) l’horreur du monde pour créer une émotion esthétique ; mais celui qui reçoit cette émotion, après coup, revient à l’horreur du monde qui a nourri l’œuvre et peut décider, à son échelle, de transformer le monde pour qu’il devienne aussi beau de l’art. Si un tel miracle devait se produire un jour, alors l’art ne serait plus nécessaire… Que les artistes se rassurent ; le monde ne prend pas ce chemin, hélas.
Et l’art est parfois la seule réponse que l’on peut donner face au drame, comme lorsque Barack Obama, en visite sur les lieux d’une autre tuerie sauvage (Charleston, en 2015), ne parvient pas à achever son discours et finit par chanter « Amazing Grace ».
C’est aussi que le temps du monde et celui de l’humanité ne cheminent pas à la même vitesse. C’est tout le propos de « Blowin’ in the Wind », une autre chanson de Bob Dylan que Baez a souvent chantée. Le temps nécessaire à une conscience humaine pour s’ouvrir aux malheurs de ses semblables n’est pas le même que celui qui efface une montagne dans la mer ; le premier est celui de l’urgence et de la nécessité, le second celui de la fatalité. C’est quand l’humanité s’abandonne à la fatalité que les urgences se multiplient et que les drames s’enchaînent.
Nous sommes tous des réfugiés…
C’est sur la question des migrants, des réfugiés, des plus faibles que Joan Baez – et avec elle, toutes celles et tous ceux qui ont contribué aux lettres d’or de cette folksongengagée – est la plus émouvante. Reprenant la chanson de Woody Guthrie, « Deportees », elle rappelle cette tragédie aérienne dans laquelle des migrants mexicains ont trouvé la mort. L’Amérique les avait fait venir parce qu’elle avait besoin de main-d’œuvre. Quand elle n’a plus eu besoin d’eux, elle les a renvoyés au Mexique, dans un avion. L’avion s’est crashé. La presse a donné les noms des membres de l’équipage ; pas un seul nom des victimes mexicaines, qui n’étaient plus que des « deportees ». Des déportés, des réfugiés, comme ceux qu’aujourd’hui l’extrême droite italienne se fait une fierté d’avoir refusé, et que l’Espagne a la dignité d’accueillir – sur ce point, la seule éventuelle justification que l’on pourrait trouver à la décision italienne serait d’obliger l’Europe à mettre enfin en place une politique concertée et de partage des responsabilités, et dans ce cas, la remarque de Macron concernant l’affaire de l’Aquarius est effectivement totalement hypocrite et déplacée ; il faudrait néanmoins pour cela que Salvini n’affiche pas cette morgue triomphante, expression d’un racisme devenu argument électoraliste et, pire encore, raison d’État. Le cynisme d’extrême droite et l’hypocrisie d’un centrisme libéral : croquantes et croquants qui se moquent des naufragés…
Et le moment le plus émouvant de ce concert aura sans doute été celui où Baez a repris la chanson de Brassens, « L’Auvergnat », en français évidemment. Là aussi, la sophistication dans la simplicité, et l’universalité du propos. Toutes celles et tous ceux qui se réjouissent des petits triomphes morbides de Salvini devraient la chanter : la solidarité simple, évidente, spontanée, sans ostentation, de gens ordinaires qui ne peuvent supporter l’injustice (la faim, le froid, la haine) ; mais aussi, par le « je » du rejeté qui chante cette chanson, se mettre dans la peau de celles et ceux qui ont presque tout perdu dans l’espoir de préserver leur vie.
C’est la force et le moteur de l’art : l’empathie. Cette capacité que nous avons tous, à la naissance, de nous mettre à la place des autres, et singulièrement des autres en situation de faiblesse et de danger. Nous mettre à leur place et imaginer des moyens de leur venir en aide. L’empathie n’est pas apprise ; mais notre éducation peut nous la faire perdre. Chanter « L’Auvergnat » est peut-être une manière de la retrouver. Et si paradis il y a, confirme Brassens l’anarchiste, il est pour cette hôtesse, cet Auvergnat, cet étranger qui aura été solidaire et humain…
La simplicité incarnée
Après le concert, encore ému, nous nous sommes retrouvés dans un restaurant voisin de l’Olympia. J’avais l’espoir, presque la certitude, que Joan Baez y viendrait aussi. Et elle est venue… Pour la première (et sans doute la dernière) fois de ma vie, j’ai écrit un petit message, transmis par le maître d’hôtel. Puis nous sommes allés la saluer et lui parler, quelques minutes. Je n’ai pas encore rencontré Barack Obama mais ce 8 juin, j’ai serré la main de Joan Baez. La main d’une femme toute simple, qui semblait presque embarrassée de mes compliments. C’est comme ça que j’imaginais les géants et les géantes, tous ces gens sincères et engagés qui ouvrent les portes de leur talent à celles et ceux qui ont faim, qui ont froid, qui ont peur…
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